À son apogée,
le thanatodrome des Buttes-Chaumont fit décoller simultanément près
de cent vingt clercs de toutes les religions. Ils se rejoignaient
ensuite dans le territoire jaune pour tenter le franchissement de
Moch 5.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage !
Premier étage.
Départ des trente moines qui composeraient le sommet de la
chorégraphie.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage !
Deuxième étage,
destiné à les soutenir.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage !
Troisième étage,
autre étai.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage !
Les fondations de
l’édifice.
En haut, tous
s’attendaient aux abords de la corolle du Paradis puis tressaient
méthodiquement leurs cordons en fonction des figures créées par
Freddy. Un spécialiste des nœuds marins se joignit aux saints
hommes pour les aider à composer des liens solides, faciles à faire
et à défaire. Un moniteur de parachutisme apporta ses conseils afin
que tous puissent rester le plus longtemps groupés, conformément
aux techniques du vol en chute libre.
Soudés en une
longue procession articulée, les thanatonautes traversaient d’abord
les différents murs. Les morts en attente dans la zone orange les
saluaient au passage car ils avaient pris maintenant l’habitude de
les voir, ce qui constituait pour eux une distraction. Ils
expliquaient même aux nouveaux arrivants qu’il n’y avait rien à
craindre de cette troupe qui s’étirait, doublant tout le monde
sans pour autant rompre leurs cordons ombilicaux.
Ce
fut ainsi que la caravane mystique, forte de cent vingt
thanatonautes, parvint, passé Moch
5, au sixième
territoire. Au retour pourtant, ils parurent plus désabusés
qu’excités. Ils ne semblaient pas du tout heureux d’avoir
accompli ensemble ce grand progrès. Au contraire même, leur amitié
avait l’air d’en avoir pris un coup et l’œcuménisme aussi.
Ils se plièrent
cependant volontiers à notre interrogatoire.
Après le
territoire jaune, dirent-ils, venait le territoire vert. Vert comme
la végétation, le feuillage des arbres. Il y avait des fleurs
splendides, des plantes merveilleuses s’achevant en étoiles
multicolores. Le pays vert, c’était celui de la beauté absolue.
- Alors, quelle est l’épreuve ? demanda Raoul.
- Justement, c’est trop beau. La zone verte est insupportable de beauté, murmura un rabbin.
- C’est magnifique, approuva à contrecœur un moine bouddhiste.
Je n’y comprenais
plus rien. Comment la beauté absolue pouvait-elle être une épreuve
? Freddy expliqua :
- C’est si superbe qu’on perd toute envie d’être homme pour ne plus souhaiter que devenir fleur à l’odorant calice. On en vient à se détester tant on se sent laid par rapport à tant de splendeurs. On voudrait se confondre avec la somptueuse végétation du lieu et ne plus exister sous aucune autre forme. Il est certes particulièrement pénible d’être confronté au savoir absolu mais d’être brusquement mis en contact avec la plus idéale beauté constitue une épreuve encore plus dure à surmonter.
Le rabbin aveugle
semblait en effet pour une fois complètement désemparé. Au piano,
il égrena tristement quelques notes d’une sonate de Chopin.
- Il a raison, dit sombrement Stefania. Recevoir la beauté pure après avoir subi la connaissance, ça vous enlève toute envie de redescendre. Il nous a été très difficile de nous y résigner. Heureusement, encore une fois, que nos cordons étaient solidement liés !
Raoul,
Amandine, Rose et moi ne parvenions pas très bien à comprendre en
quoi la vision de la beauté était une épreuve si déconcertante
mais nous n’en complétâmes pas moins notre carte du Continent
Ultime, repoussant encore la mention Terra incognita.
TERRITOIRE 6
- Emplacement : coma plus 49 minutes.
- Couleur : verte.
- Sensations : de grande beauté, et aussi de négation de soi-même, d’être hideux. La vision de la beauté est une épreuve terrible.
S’achève sur Moch
6.
Le
pays vert laissa aux dévots comme un goût amer. Ils n’avaient pas
été préparés à voir la beauté. Les uns après les autres, ils
prétextèrent des obligations diverses et rentrèrent chez eux. Ces
splendeurs, ils voulaient les accaparer au seul profit de leur
paroisse. Il n’était plus question de se faire la guerre comme au
temps des haschischins, mais l’heure n’était plus à
l’œcuménisme, plutôt au chacun pour soi. La course était lancée
et que le meilleur gagne !
Freddy et ses trois
disciples rescapés de toutes les guerres ectoplasmiques furent seuls
à nous rester fidèles et à demeurer avec nous. Il faut dire qu’à
force de constance, Amandine était parvenue à séduire le vieux
sage aveugle. Le couple ne cachait plus son idylle. Quant aux autres
Strasbourgeois, ils s’étaient accoutumés à la vie parisienne et
n’étaient pas pressés de regagner leur yeshiva, surtout sans leur
maître.
Les décollages
reprirent en ordre dispersé. Chaque confession comptait sur ses
champions. Chacune espérait être la première à découvrir « Dieu
», sitôt franchi le barrage de la beauté. À beaucoup, il semblait
évident que seul « Dieu » pouvait être là-bas, au fond du tunnel
bleu, puis noir, puis rouge, puis orange, puis jaune, puis vert. La
beauté était sa dernière parade, l’ultime frontière avant le
Paradis.
Après avoir
affronté ses souvenirs, au bout de la peur, écœuré de plaisir,
toute patience lasse, saisi par la connaissance absolue, affolé par
l’idéale beauté, qui donc pouvait-on rencontrer, sinon le Grand
Architecte de l’Univers ?
Dans leurs
thanatodromes respectifs, moines, sorciers, imams, curés et rabbins
tendaient leurs mains vers lui.
Qui le rejoindrait
le premier ?
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