C’étaient les
adorateurs du Mal. Stefania avait dû leur ordonner de détruire
notre thanatodrome. À travers les fenêtres du rez-de-chaussée et
du magasin, nous les vîmes tout démolir à coups de batte de
base-ball et de chaîne de vélo.
Raoul me donna un
coup de coude.
- Toi et moi contre les imbéciles ?
Cette phrase me
replongea d’un coup dans le passé. Quand Raoul et moi étions
encore les meilleurs amis du monde et lorsqu’il m’impressionnait
tant en usant de sa voix contre les adorateurs de Belzébuth. L’enjeu
était difficile et pourtant nous avions réussi. Là encore, la
victoire semblait hors de notre portée. Mais voir le magasin de ma
mère saccagé, les boules-souvenirs contenant de la neige, fendues,
laissant couler leur joli liquide, les posters du Paradis déchirés,
les tee-shirts souillés, les photos d’Amandine recouvertes de
moustaches ou autres dessins obscènes, me survolta.
Nous franchîmes la
porte. D’abord, personne ne nous prêta attention. Raoul put même
s’emparer d’un long tube de métal protégeant un poster géant
et me le tendre.
Il me passait le
relais. D’un coup, j’oubliai comment nous nous étions fâchés,
comment il était devenu alcoolique. Je serrai fort l’arme
improvisée.
Nous étions
ensemble. Lui et moi contre les imbéciles. Lui et moi contre le
monde entier.
Il saisit lui aussi
un tube d’aluminium. Il y avait là deux loubards assez effrayants.
Hirsutes, puants, le corps tatoué de têtes de mort et de signes
infernaux, ils arboraient des rictus de rage et de barbarie.
L’un était
occupé à fendre à coups de couteau les foulards représentant la
carte du Paradis pendant que l’autre cassait avec les dents les
poupées des anges les plus populaires.
- Arrêtez ça tout de suite ! Aboya Raoul.
Notre irruption
les stupéfia. Ils étaient persuadés que, dans un monde si gentil,
plus personne n’oserait s’opposer à leur razzia. Ils avaient
déjà nargué avec succès police et soldats. Ils se sentaient
invincibles.
Un instant ils
s’arrêtèrent, interdits, mais se reprirent vite. Le plus grand
s’approcha de nous, presque en souriant. Il tendit la main comme
pour serrer l’une des nôtres, puis, arrivé à proximité, il me
décocha un grand coup de pied dans le bas-ventre. J’aurais dû
rester sur mes gardes. J’avais oublié que les adorateurs du Mal ne
respectaient rien et n’avaient aucun code d’honneur.
Je m’effondrai,
coupé en deux. J’eus juste le temps de voir Raoul bondir pour
punir le mécréant d’un grand coup de tube d’aluminium sur la
tête. Le second nous fonça dessus.
La
scène tourna au pugilat. Je me relevai et me bagarrai du mieux que
je pouvais. À ma grande surprise, je ne me battis pas trop mal.
Peut-être les guerres du Paradis m’avaient-elles donné plus
d’assurance. Après tout, n’avais-je pas terrassé, avec l’aide
d’Amandine, certes, le terrible maître des haschischins ?
Je saisis une
statue de plâtre représentant Félix et l’écrasai sur la tête
du grand. Le type s’effondra. Merci, Félix. Le second ne réclama
pas son compte et s’enfuit vers les étages pour aller chercher des
renforts. Nous le poursuivîmes.
Au sixième
étage, nous surprîmes quatre costauds armés de haches qui
s’amusaient à tout réduire en miettes. Ils avaient détruit les
fauteuils, cassé un par un tous les écrans de contrôle, ainsi que
les oscilloscopes permettant de repérer les envols.
Celui qui semblait
leur chef présentait un visage qui m’était familier. Pour la
première fois, la reconnaissance fut réciproque.
- Tiens, tiens, qui vois-je ? Dit-il.
Raoul le reconnut
aussi. C’était le gros Martinez. Notre ennemi de classe dont nous
avions épargné la vie lors des premiers envols thanatonautiques. Je
me rappelai une leçon de Meyer : « Si quelqu’un vous fait du mal
et que vous ne vous vengez pas, il vous en voudra très fort. Si
quelqu’un vous fait du mal et que non seulement vous ne vous vengez
pas mais qu’en plus vous lui sauvez la vie ou vous lui faites du
bien, il vous détestera d’une haine terrible. Mais il faut aimer
ses ennemis, ne serait-ce que parce que cela leur porte sur les
nerfs. »
C’était le
cas. Loin de nous être reconnaissant de lui avoir épargné les
hasardeuses expériences de Fleury-Mérogis, Martinez nous en voulait
de l’avoir privé de la célébrité de Félix. Il fonça avec sa
hache que Raoul tenta maladroitement de bloquer de son tube
d’aluminium. Celui-ci fut coupé en deux.
Simultanément, deux
malabars se ruèrent sur moi.
Raoul, d’un coup
de pied bien ajusté, atteignit les doigts de Martinez crispés sur
la hache. L’arme tranchante chuta.
- Salopard, j’aurai ta peau ! dit notre ex-camarade de classe.
Il attrapa Raoul
par la tête et commença à serrer. Mais, svelte et souple, mon ami
se dégagea pour le saisir à la taille.
Je n’eus pas le
temps de suivre plus avant leur duel. Déjà mes adversaires me
submergeaient. Nous nous battîmes comme des gamins, je leur tirais
les cheveux et ils me griffaient le cou de leurs longs ongles sales.
On roula par terre. Les autres étaient sur le point d’avoir le
dessus quand soudain une voix retentit.
- Je suis là les gars !
Maxime Villain
accourait à la rescousse, armé d’un nunchaku. Avec cette arme
orientale il était assez risible, mais son renfort tombait à pic.
C’est quand même utile d’avoir des copains.
- Il faut appeler la police ! Braillai-je.
- Ça ne servira à rien, répondit Villain. Ils n’oseront jamais se battre, même les flics ont peur d’abîmer leur karma !
Ce fut le grand
tohu-bohu. Les objets volaient, visant les visages, les coups de
batte de base-ball fouettaient l’air, entrecoupés des coups sourds
des poings contre la chair. Nous étions tous si occupés à nous
taper dessus et à nous étrangler que nous ne prêtâmes pas
attention à un vrombissement de moto suivi de pas secs montant
l’escalier.
Une silhouette
apparut dans l’embrasure.
Stefania.
- Assez ! Intima-t-elle.
Elle pointa un gros
revolver automatique calibre 9 mm. Nous levâmes les mains.
La ronde Italienne
avait beaucoup maigri dans ses forêts. Les châtaignes et les
écureuils, ça ne nourrit pas. Elle était splendide, avec une
grande cape noire à revers rouge. Ainsi, elle ressemblait un peu à
mon fantasme du troisième territoire. Elle nous contempla avec
ravissement.
- Il y a longtemps que je souhaitais cette entrevue, dit-elle.
- Il suffisait de téléphoner. On aurait pris rendez-vous, remarqua Raoul, narquois.
Apparemment, elle ne
goûtait pas l’humour de son ancien mari. Derrière elle, ses
sbires grondèrent.
- Cesse de débiter des niaiseries, Raoul, lança-t-elle, usant du ton de chef de guerre qu’elle était devenue.
- Mais je t’écoute, Stefania, je suis tout ouïe.
- Sache alors que mes hommes et moi sommes venus ici pour détruire le thanatodrome. J’ai beaucoup, beaucoup réfléchi, Raoul. Nous nous sommes trompés. Nous nous sommes égarés dès le début. Il faut détruire le monstre que nous avons bâti.
Martinez, qui
saignait de la bouche, proposa en se massant la joue :
- Et si on commençait par détruire ces types-là ?
- Non, dit-elle fermement. Ce sont mes amis.
Elle s’approcha à
me frôler :
- Vous êtes mes amis, Michaelese, Raoul, Maxime. À vous, jamais je ne ferai de mal. Mais tout ça, il est nécessaire de le démolir. Allez-y ! commanda-t-elle.
Et sa bande
recommença de tout saccager, tout casser.
Ils démembrèrent
les trônes de décollage, ils brisèrent les appareils, ils
écrasèrent les fioles.
- Raoul, suppliait Stefania tout en continuant à nous tenir en joue avec son arme à feu. Par pitié, mettez un terme à la thanatonautique. Sinon, ça ne pourra aller que de mal en pis.
Raoul baissa les
mains et s’approcha d’elle. J’étais persuadé qu’elle allait
tirer mais aucune balle ne sortit du canon lorsqu’il prit ses
lèvres.
Meyer avait raison
quand il répétait : « Il faut aimer nos ennemis, ne serait-ce que
parce que cela leur porte sur les nerfs ! » Ils s’embrassaient et
cet instant de violence suspendu par un baiser avait quelque chose de
féerique. Trop féerique. Martinez ne put le supporter. Profitant de
la stupeur générale, il ramassa sa hache et la planta dans le dos
de Raoul.
Tout se passa si
vite que nul n’eut le temps de réagir.
Raoul ouvrit grand
les yeux de surprise puis, comprenant qu’il venait de se faire
assassiner, il sourit et recommença à embrasser goulûment
Stefania. C’était elle qu’il aimait le plus et il voulait partir
sur un baiser. Il avait découvert la mort, le sens ultime de la vie
et pourtant, à l’approche de son trépas, il ne pensait qu’à un
dernier instant de plaisir. Aimer encore un peu sur cette terre avant
de partir ailleurs.
Puis il tomba sur
les genoux, la hache toujours plantée dans le dos.
- Vite, criai-je, il n’est pas trop tard, il faut remettre en marche un trône de décollage ectoplasmique, nous allons le récupérer avant que son âme n’ait atteint le monde des morts !
- Non ! dit Stefania, des sanglots dans la voix. Non, laissez-le mourir tranquillement.
Elle fit un signe à
ses sbires et ils nous ligotèrent.
Les mains liées,
je me précipitai en avant pour m’approcher de Raoul. Il n’était
pas encore complètement parti. Il ouvrit les yeux, me reconnut,
sourit et marmonna quelque chose que je fus le seul à entendre :
« Le lien est
dénoué
J’ai jeté à
terre tout le mal qui est en moi
Ô
Osiris puissant
Je viens enfin de
naître
Regarde-moi, je
viens de naître. »
Il se traîna
pour embrasser les jambes de l’Italienne puis eut un ultime
soubresaut.
Nous
perdions du temps, j’étais en rage. Mais Stefania avait pris sa
décision : Raoul devait mourir « normalement ». Comme autrefois,
sans qu’on cherche à le retenir. Avant, je me souviens, les gens
mouraient et on ne se préoccupait que de leur enterrement et de
leurs regrets. Il est si courant de nos jours de rattraper les
mourants que je l’avais oublié.
L’âme de Raoul
partait avec un baiser pour dernier souvenir de ce « bas » monde.
Jolie mort, en
vérité ! J’aimerais réussir ainsi la mienne. Je réfléchis que
Raoul avait su aimer. Il avait aimé son père au point de le suivre
dans son aventure. Il avait aimé sa mère au point de lui pardonner
de ne pas l’avoir aimé assez. Il avait aimé les livres. Il
m’avait aimé au point de m’entraîner dans son sillage. Il avait
aimé Amandine. Il avait aimé Stefania. Meyer disait : « Il est
très difficile d’aimer vraiment. En général on n’a qu’une
seule vie pour ça, il ne faut pas la rater. »
Le cadavre de
Raoul gisait dans les bras de Stefania. Ses yeux s’embuèrent.
Autour de nous, ses sbires ne savaient plus très bien que faire.
Leur chef en pleurs : voilà qui était contraire à tous les
préceptes des adorateurs du Mal ! Ils restaient là les bras
ballants.
- Allons, partons, dit-elle.
Les motos
pétaradèrent. Les adorateurs du Mal disparurent comme ils étaient
apparus.
Je considérai le
cadavre de mon ami. L’enveloppe charnelle était probablement déjà
vidée de son âme. Pourrait-on remettre un esprit dans ce tas de
viande ?
Il était
maintenant trop tard, l’âme de Raoul devait déjà être dans le
territoire orange, mêlée à des milliards de morts. Jamais nous ne
le retrouverions. Quand je fus convaincu qu’il était mort,
irrémédiablement mort, je compris que Raoul avait été mon frère.
Mon seul vrai grand frère.
J’eus envie de
hurler à la lune comme les coyotes du désert. Aouuuuuu. Mais
personne n’aurait compris que c’est ma seule manière naturelle
d’exprimer ma peine. Quand son meilleur ami meurt, il ne faut pas
hurler à la lune comme un coyote, il faut pleurer. Tout le monde
sait cela.
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