C’est à
cette époque que Lucinder décida de mettre fin à ses jours. Des
badauds le découvrirent déchiqueté au pied de la tour
Montparnasse. Le Président avait enjambé le parapet par un jour de
pluie qui rendait la chaussée miroitante.
Sauter dans le
vide demande beaucoup de courage. Surtout par mauvais temps. En plus,
beaucoup de ceux qui sautent par les fenêtres s’en tirent. Il faut
dire qu’en général ils choisissent les quatrième ou cinquième
étages. Alors, soit ils atterrissent en douceur sur un capot
d’automobile ou un tas d’ordures, soit ils se retrouvent les
jambes broyées, paraplégiques dans un fauteuil roulant.
Lucinder, lui, ne
s’était laissé aucune chance. Il avait sauté du
cinquante-huitième étage. Comme toujours efficace, il s’était
mis en position de parachutiste la tête la première pour que ce
soit sûr et rapide.
Pourquoi
s’était-il tué alors que tous les indicateurs politiques étaient
au beau fixe ? Avec le recul, je me demande si, comme Stefania, il
n’avait pas été tout à coup dégoûté par cette société molle
qu’il avait lui-même contribué à créer. Fallait-il qu’il s’en
veuille pour s’autocondamner ainsi à se transformer en âme
errante !
Une femme de
ménage découvrit le testament que le défunt avait posé sur son
bureau :
«
J’ai enfin compris que cela ne sert à rien d’être célèbre,
avait écrit notre ami. L’immortalité, c’est rasoir. Je veux
qu’on ôte mon nom de tous les livres d’histoire et des
dictionnaires. Je veux qu’on déboulonne toutes mes statues. Je
veux qu’on supprime toutes les plaques des rues à mon nom. Je
souhaite les obsèques les plus simples, sans pompe et sans cortège.
Je ne veux pas être inhumé dans un cercueil capitonné sous une
dalle de marbre. Ni fleurs, ni couronnes, ni larmes, ni Requiem, ni
oraison funèbre. Je demande à être enterré sous un arbre. Et sans
stèle signalant ma présence. Je veux retourner directement à la
terre, être envahi par les racines de l’arbre, grignoté par les
limaces, les lombrics, les punaises. Malgré mon suicide, peut-être
me réincarnerai-je ainsi en humus fertile ? Si ma chair n’a servi
qu’à peu de chose de mon vivant, qu’elle soit au moins un bon
compost après ma mort.
J’ai mis
longtemps à comprendre, mais maintenant j’entrevois le sens de la
vie. Président ou clochard, roi ou esclave, nous sommes tous
pareils. Rien que de petits grains de sable perdus dans l’univers.
Je revendique le privilège de n’avoir été qu’un grain de sable
pour l’humanité. Je n’étais qu’un grain de sable, certes,
mais je sais bien que, sans grains de sable, il n’y aurait jamais
de plages. »
Bien entendu, le
ministre de l’Intérieur décida de brûler sur-le-champ un texte
aussi subversif.
La mort du président
Lucinder aurait pu donner un nouveau coup de frein au mouvement
thanatonautique. Il n’en fut rien. Après ses grandioses obsèques,
contrairement à des vœux d’ailleurs ignorés de tous, on lui
consacra des chapitres entiers dans les manuels d’histoire, on
érigea une gigantesque statue à son effigie sur la place de
l’Hôtel-de-Ville. Le gouvernement par intérim décréta que le
thanatodrome des Buttes-Chaumont qu’il avait créé s’appellerait
dorénavant thanatodrome Lucinder, de même que la médaille
thanatonautique serait à présent médaille Lucinder. On ne compta
plus les villes et les villages qui lui dédièrent avenues, rues et
places.
On peut parfois
choisir sa vie, mais il est bien difficile de choisir sa mort !
Richard Picpus fut
élu facilement président. Sa première allocution fut un hommage à
Lucinder. Il affirma que son seul objectif était de poursuivre
l’œuvre du grand « Initiateur » de la thanatonautique.
C’est à la
fin de ces cérémonies que Raoul me confia qu’il avait l’intention
de se remarier. Stefania s’était tant éloignée de son existence
qu’il se considérait libre.
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