Les conférences
d’Amandine étaient de plus en plus courues. Dans la boutique de ma
mère, ses affiches, où elle posait dans des tenues toujours très
sexy mais jamais nue, se vendaient comme des petits pains. Leur
succès phénoménal enrichit considérablement la petite entreprise
familiale. Mais ce ne fut pas là la conséquence la plus importante
des prestations si remarquées d’Amandine.
Au début, elles
n’avaient attiré que des intellectuels, assoiffés d’originalité,
et des curieux, avides d’ésotérisme en tout genre. Le bouche à
oreille avait ensuite fait venir les scientifiques. Puis une chaîne
de télévision avait eu l’idée de retransmettre un show de notre
thanatonautesse. Assailli de questions, son standard téléphonique
n’avait pas résisté. Soudain, les gens s’intéressaient à
leurs karmas. Ils voulaient tout savoir : qui étaient-ils avant leur
présente existence, que deviendraient-ils après ? Éternelles
interrogations : D’où viens-je ? Qui suis-je ? Où vais-je ?1
Un soir, après une
conférence, alors que nous étions réunis au restaurant
thaïlandais, la conversation roula sur le thème des réincarnations
animales. Était-il possible que tous les gens assis à cette table
aient jadis été musaraigne, grenouille ou limace ?
Tout en nous
apportant des apéritifs parfumés à la rose et des croquettes aux
crevettes, M. Lambert vint se mêler à nos digressions. Il avoua se
reposer parfois debout sur une jambe. La position lui procurait une
sensation de confort incroyable. Il en déduisait avoir été
autrefois héron et nous montra comment, en effet, il conservait avec
un unique support un équilibre parfait.
Amandine «
supposait » avoir été lapin. Elle aussi fit sa petite
démonstration. Elle savait faire bouger ses oreilles de façon assez
spectaculaire. Elle les articulait d’avant en arrière et on
distinguait parfaitement le muscle au travail sur le côté de ses
joues. Son nez frémissait parfois telle une truffe et elle nous
rappela en riant qu’en plus elle adorait les carottes.
En y
réfléchissant bien, il me sembla pour ma part avoir des souvenirs
de renard. Lubie ou illusion ? Je perçus au fond de moi les
sensations qu’on connaît lorsqu’on court au galop, à quatre
pattes parmi les herbes. Je savais ce que c’était que plier puis
déployer sa colonne vertébrale à chaque foulée, en l’équilibrant
astucieusement de sa longue queue de fourrure. Je me concentrai
davantage et je me souvins des longs hivers, blotti bien au chaud
dans mon terrier avec ma renarde et mes renardeaux. Il n’existait
pas de meilleur repos au monde.
Au printemps, je
m’étais enchanté de longues courses dans la forêt, m’enivrant
de l’odeur des mousses et du thym qui venait fouetter mon museau
lorsque j’étais au grand galop. Comment pouvais-je savoir ce
qu’est une course à quatre pattes ? Comment pouvais-je connaître
la sensation de la chaleur du terrier durant l’hiver ?
Plus
j’y réfléchissais, plus les souvenirs de ma vie de renard2
étaient précis. Je ne courais pas assez vite pour arriver à
chasser efficacement. Je me rappelais des rencontres douloureuses
avec des hérissons. L’odeur de la forêt. Quand j’étais renard,
en respirant ainsi dans le sens du vent, je pouvais avoir une
cartographie complète des alentours. Ça, je m’en souvenais.
Comment était-ce possible ?
Les autres aussi
s’étonnaient de souvenirs exogènes.
Le sujet
passionnait tout le monde dans le restaurant. La conversation devint
vite générale. Un gros monsieur au long nez s’attribua des
souvenirs d’éléphant, une petite dame timide s’avoua ancienne
caille, un bonhomme effacé se remémora sa vie de dinosaure
Tyrannosaurus rex en exhibant des dents effectivement très pointues.
Après les vies animales, on en vint aux vies humaines.
Détail étrange
: beaucoup de maladies trouvaient, grâce au karma, des explications
logiques. Ceux qui avaient la gorge fragile étaient souvent des
réincarnations de guillotinés de la Révolution française. Les
asthmatiques étaient d’anciens noyés. Les priapiques
étaient d’anciens pendus. Les claustrophobes avaient été
abandonnés dans des oubliettes. Les hémorroïdiens
s’étaient fait empaler. Les parkinsoniens,
électrocutés. Les fragiles du foie étaient empoisonnés. Les
ulcéreux à
l’estomac s’étaient fait hara-kiri
lors de leur dernière vie. Les psoriasis
avaient été brûlés. Les migraineux s’étaient suicidés d’une
balle de revolver dans le crâne. Un myope avait été taupe.
Chacun se souvenait
presque précisément d’existences farfelues. Dans le restaurant,
il y avait évidemment beaucoup d’ex-chevaliers médiévaux, huit
ex-pharaons, des ex-curés, des ex-prostituées.
Chacun avait des
souvenirs de vies étrangères. Le plus probablement des scènes
vues… à la télévision dans des films hollywoodiens. Car, autant
je voulais bien croire ceux qui se prenaient pour d’anciens
manants, autant il fut indispensable de signaler à ceux qui se
prenaient pour Indiana
Jones,
Barbarella,
Tintin, Astérix,
ou Hercule
Poirot, que ces personnages n’avaient jamais existé. Ce fut
malgré tout un bon moment.
Lucinder vint nous
rejoindre au restaurant. Il semblait lui aussi de bonne humeur. Il
mangea avec appétit les nouilles au basilic, puis nous parla
politique.
Après une
première remontée, les sondages stagnaient. Lucinder sentait le
moment venu de créer l’événement qui impressionnerait
définitivement une opinion publique toujours volatile. Si Amandine
pouvait raconter une véritable pesée d’âmes plutôt que de se
contenter d’assener aux gens des concepts philosophiques et
moralistes, ce serait beaucoup mieux, affirma-t-il. C’était lors
de ce dialogue final préludant à la réincarnation que tout se
jouait. Il fallait connaître en détail ce système de bonus et de
malus. Ainsi naquit l’idée d’Entretien avec un mortel.
Impossible
d’expédier là-haut une caméra ectoplasmique pour filmer une
scène que nous-mêmes n’avions en fait qu’entr’aperçue. On
pourrait évidemment observer les détails et répéter les phrases.
Mais lequel d’entre nous disposait d’une mémoire suffisamment
performante pour enregistrer puis restituer tous les dialogues
télépathiques entre les archanges-juges et l’âme en voie de se
réincarner ?
- Maxime Villain ! s’écria Rose. Le reporter ectoplasmique, le journaliste du Petit Thanatonaute illustré. C’est un surdoué de la mémoire. C’est l’homme de la situation.
- Parfait ! s’exclama Lucinder. Il est même capable de représenter la scène en dessins. Mes électeurs disposeront ainsi d’images du Paradis sans même quitter leur fauteuil.
Il calculait déjà
le nombre de voix supplémentaires que ce témoignage lui
rapporterait !
Je savais par
moi-même que les ectoplasmes jouissent d’une vue parfaite
puisqu’ils ne regardent qu’avec leur cœur et non plus avec leurs
yeux. Freddy l’aveugle n’avait-il pas été le plus excellent des
thanatonautes ? Pourtant, chaque fois que je rencontrais Maxime
Villain, je me demandais comment il se débrouillait là-haut sans
ses épaisses lunettes.
Petit,
myope et rondouillard, avec sa barbichette et ses airs moqueurs,
Maxime Villain évoquait irrésistiblement
Toulouse-Lautrec.
Dès le lendemain,
nous le fîmes venir au thanatodrome.
- Quelle chance vous avez d’avoir une mémoire pareille, minauda Amandine quand il accéda à notre invitation. Moi, si je ne note pas instantanément, j’oublie tout de suite.
Le journaliste étira
ses lèvres épaisses en un sourire navré.
- Moi, mon problème, c’est justement que j’ai trop de mémoire, dit-il. Je préférerais oublier un peu de temps en temps.
Comme la jeune femme
présentait une mimique étonnée, il s’expliqua :
- Dès qu’une information entre dans mon cerveau, elle n’en sort plus. Je suis encombré de connaissances inutiles. Ma culture est tellement gigantesque qu’elle en devient pesante. Dix fois j’ai commencé d’écrire un livre pour m’arrêter après quelques pages tant, avec mes innombrables références littéraires, j’avais l’impression de commettre un plagiat. Pour créer une œuvre personnelle, il importe d’abord d’oublier toutes les autres. J’en suis incapable.
Moi qui avais
toujours envié sa mémoire encyclopédique, je découvrais qu’elle
constituait pour lui un handicap. C’est vrai que c’est parfois si
agréable d’oublier… Si seulement je pouvais enfouir au fond de
quelque méandre cette satanée deuxième vérité !
Du coup, Lucinder,
taquin, s’autorisa à présenter comme une qualité exceptionnelle
son énorme « faculté d’oubli ». Il était libre ainsi de
prendre des mesures proposées par ses prédécesseurs et qu’il
avait stigmatisées lorsqu’il était lui-même dans l’opposition.
Il pardonnait volontiers à tous ceux qui l’avaient offensé, ce
qui lui avait valu une réputation de magnanimité et avait beaucoup
contribué à sa popularité.
Pauvre Maxime !
Lui ne savait pas oublier. Aussi demeurerait-il toujours journaliste
et n’accomplirait-il jamais ses ambitions d’écrivain !
Autant bénéficier
pour l’heure de ses capacités. Nous commençâmes à élaborer les
dispositifs de sa mission. Nous mîmes au point le plan suivant :
Stefania, Rose, Amandine et moi ferions diversion en discutant avec
les anges tandis que, de son côté, Maxime gravirait le plus haut
possible la montagne de lumière afin de pouvoir écouter les
jugements ultimes.
Inutile d’attendre
plus longtemps. Trois jours plus tard, notre groupe s’envolait pour
un reportage ectoplasmique encore plus sensationnel que ces récits
des batailles du Paradis qui avaient valu à Villain une notoriété
unique en son genre.
Maxime entreposa
l’ensemble des dialogues dans son cerveau. Avec les dessins
afférents, ils furent publiés dans le Petit Thanatonaute illustré
et plus tard dans Entretien avec un mortel, second ouvrage d’Amandine
Ballus. Le manuscrit original, document de valeur historique, se
trouve actuellement sous verre au musée de la Mort du Smithsonian
Institute de Washington.
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