Stefania a raison
: tant qu’on n’est pas mort, on ne peut pas savoir ce que c’est.
C’est impossible à
décrire avec des mots. Pourtant je vais tenter de vous faire
partager ces émotions telles que je les ai ressenties. Soyez
conscient cependant (si vous n’êtes jamais mort précédemment)
que mes paroles ne feront qu’effleurer la réalité.
Certaines
sensations sont indicibles et ces sensations, je les ai toutes
ressenties ce jour-là, ce jour où je suis parti pour essayer de
sauver ma femme avant qu’elle ne soit happée par ce Continent
Ultime que j’avais tant et tant étudié.
Une fois pressé
le bouton de décollage, ma première impression est qu’il ne se
passe rien. Mais alors, strictement rien. J’ai même envie de me
lever pour annoncer à la ronde que l’expérience a raté et qu’il
faut tenter autre chose. J’hésite, de crainte de me ridiculiser,
et je décide de patienter cinq minutes au cas où un événement se
produirait enfin. Moi, je suis un novice, mais les autres savent.
S’ils ne bougent pas, c’est que tout est normal.
Je bâille. Sans
doute l’effet des anesthésiants qui me donne l’impression d’être
un peu saoul. La tête me tourne. Je m’attache à garder mon dos
bien droit comme le conseille sempiternellement Stefania.
Ma dernière
pensée consciente est pour Rose et je me répète que je dois la
sauver. Maintenant, je sais que je vais mourir. Un souvenir me
revient. J’étais encore tout petit et c’était la première fois
que je montais sur un grand-huit. Au départ, le chariot gravit
lentement la pente. Une fois qu’on se trouve au sommet, on se dit
qu’on ferait mieux d’être ailleurs et qu’il faut descendre
avant qu’il ne soit trop tard. Déjà, cependant, le chariot se
précipite en avant, des filles hurlent de terreur ou de joie, et on
ferme les yeux en priant pour que cette torture cesse au plus vite.
Elle ne cesse pas. On est emporté à droite, puis immédiatement
ramené à gauche, loopings la tête en bas, on est à deux doigts de
tomber dans le vide et on se dit que le pire, c’est qu’on a payé
pour souffrir tant d’effrois !
Bon, donc, je
m’endors doucement. Je me sens léger. Très léger. J’ai
l’impression que, si je le voulais, je pourrais flotter comme une
plume, et je constate qu’en effet… je flotte comme une plume ! Du
moins, une partie de mon corps s’y efforce, comme si l’autre,
instinctivement, refusait de quitter la vie. J’ai beau aimer Rose
de tout mon cœur, la mort m’effraye terriblement. Je n’ai pas
envie de quitter comme ça mon appartement, mon quartier, mon
bistrot, mes amis.
Encore que mes
amis, et surtout mon principal ami, soient tous là, m’accompagnant
dans cette terrible épreuve.
Tout ce que je
ressens, Raoul le ressent. Toutes mes craintes, il doit les partager.
Soudain, quelque chose de bizarre se produit. Une bosse jaillit du
sommet de mon crâne, tendant mon cuir chevelu à l’extrême.
Comment empêcher cette monstruosité ? Mon cœur bat si lentement
que je ne peux plus bouger. J’assiste, impuissant, à
l’accouchement par le sommet de mon crâne d’un autre moi,
inconnu jusqu’ici. Ma conscience balance. Restera-t-elle en bas
avec le moi assis en tailleur ou partira-t-elle avec le moi
s’extirpant de ma tête ?
Je pousse, tirant,
tirant vers l’extérieur.
Vertiges. Flou.
Disparition de la notion de temps. Le moindre de mes mouvements prend
un siècle. Dans la réalité, il ne s’agit sûrement que d’une
fraction de seconde. Griserie. Une corne sort de mon crâne. Plus
précisément, une corne se terminant par une tête. Ma tête. Mon «
autre » tête. Je suis comme scindé en deux. Double et en même
temps comme totalement effacé. Je meurs alors que la corne ne cesse
de grandir, belle, blanche, transparente.
À
présent, elle dispose de deux bras qui pèsent sur mes fontanelles
pour mieux se libérer de mon crâne. À son sommet, une bouche
s’ouvre en un gémissement silencieux. Ma seconde tête pleure en
se délivrant de mon corps. Comme pour une naissance. Mon corps
physique accouche de mon âme. Éblouissement. Picotements. Douleur
et plaisir. Tour à tour, je vois le monde avec mes yeux de toujours
et avec les prunelles de mon âme. Mon âme observe plus
particulièrement ce qui se passe dans mon dos.
Je constate,
effaré, que nous sommes deux dans mon enveloppe charnelle. «
L’autre » continue de sortir. Ce n’est plus une corne mais un
vague ballon étiré. Je le vois et il me voit.
Incroyables, les
effets d’une décorporation !
Mon « moi »
hésite entre se tapir dans ma chair ou s’en aller vers ce ballon
auquel poussent à présent des jambes. « Rentre », intime mon
corps à mon âme. « Pars », m’exhorté-je. Je repense à Rose, à
tous mes amis autour de moi risquant leur vie pour me venir en aide
et, dans un effort de volonté, j’ancre ma conscience dans l’être
transparent jaillissant du haut de mon crâne. Je suis autre. Autre
dans mon nouveau corps transparent.
Flash.
Un ectoplasme, je
suis devenu un ectoplasme. La baudruche issue de mon crâne reproduit
très fidèlement la forme de ma tête, se prolonge par mon cou
transparent, mes épaules transparentes, mon torse transparent, mes
bras transparents, mon bassin transparent, mes jambes et mes pieds
transparents. Je suis comme démoulé ! Tel un long intestin fripé
et entortillé, une corde transparente pend de mon nombril, me
reliant à un type loin en bas, assis sur un fauteuil en position de
lotus. Et le plus drôle, c’est que ce type en bas, eh bien, c’est
moi !
Je suis devenu une
âme et j’en vois surgir d’autres alentour, giclant de crânes et
de fronts. Nous sommes quarante à flotter juste sous le plafond du
thanatodrome et maintenant, j’ai très envie d’aller plus haut.
Freddy, très à
l’aise dans son rôle de vieux routier de l’espace, nous fait
signe de monter. Suivez l’aveugle ! D’accord, mais le plafond…
Il a déjà traversé le plafond, suivi des religieux, Raoul et
Amandine à leurs trousses. Je suis maintenant seul à contempler
quarante corps raidis comme autant de statues molles. Comment imiter
les autres ? Je ne suis pas un passe-muraille mais j’ai peur de
m’attarder ainsi, loin de tous. M’armant de tout mon courage, je
ferme mes yeux transparents et hop, passe au travers des plafonds,
des planchers, gravis étage après étage, et déjà c’est la
terrasse du toit.
Les autres sont là
à m’attendre. Ensemble, nous nous élevons. Paris d’en haut,
c’est formidable ! Je contemple la cathédrale Notre-Dame quand un
avion supersonique fonce sur nous. Trop tard pour l’éviter mais
quelle importance ? Il transperce sans dommage nos corps éthérés.
Au passage, j’examine les manettes du cockpit et les entrailles
d’un pilote. Fantastique, j’ai scanné un jet !
Freddy m’arrache à
mon émerveillement. Il faut nous dépêcher si nous ne voulons pas
manquer Rose. De fait, nous arrivons trop tard à la verticale de
l’hôpital Saint-Louis.
Rose est déjà
passée et se trouve désormais entre nous et le Continent Ultime.
C’est ma faute si
nous l’avons manquée. Avec mes hésitations devant le plafond,
j’ai ralenti toute l’équipe. Toujours au commandement, Freddy
nous ordonne de foncer de toute la puissance de notre pensée. Nous
filons bien à trois fois la vitesse de la lumière, doublant rayon
de soleil sur rayon de soleil. Bzzz… On passe Jupiter, Saturne,
Pluton, Uranus, Neptune et bzzz… c’est le vide intersidéral !
Heureusement, les
ectoplasmes ne sont sensibles ni au manque d’oxygène ni aux lois
de la gravité, ne ressentent ni faim ni soif. Nous savons qu’il
règne ici une température glaciale mais cela ne nous fait ni chaud
ni froid. L’ectoplasme, c’est le mode de transport du futur !
L’âme ne connaît aucun obstacle, bat tous les records de vitesse
et ne risque (sauf rares exceptions comme nos anciennes guerres de
religion) pratiquement pas d’accident.
Je m’amuse de
croiser le petit vaisseau spatial piraté par des cosmonautes russes
partis à la découverte du trou noir centre de notre galaxie, après
que Rose en eut révélé l’existence. L’équipage ignore
évidemment mes signes de connivence.
Devant
moi, les rabbins m’exhortent à me dépêcher. D’accord, mais
comment faire pour accélérer ? Facile, il suffit d’y penser. Tout
est si nouveau, si étrange, si inconnu de mes étroits îlots
d’imagination.
Stefania me
sourit. Elle est peut-être transparente mais, comme les autres, je
la reconnais parfaitement. Nous filons côte à côte, entre étoiles
et planètes. Sur ma droite, il y a aussi Raoul, Amandine et Freddy.
Toute notre escadrille d’ectoplasmes thanatonautes vole, plane,
fuse vers le Continent Ultime.
Bientôt,
j’aperçois Rose. Elle est là-bas, très loin devant et oui, elle
se dirige tout droit vers… la mort. La mort, matérialisée par un
grand halo multicolore : l’entrée du trou noir. En fait, pour un
trou noir, l’endroit est plutôt lumineux ! Tout autour de la
corolle, planètes et étoiles aspirées se percutent en un féerique
feu d’artifice en forme de galaxie tourbillonnante. Les étoiles
non encore gobées, sous l’effet de la vitesse qui les entraîne au
fond du trou noir, deviennent roses, puis blanches, puis rouges,
violettes, éclatent en rosaces, en fleurs, en gouttes de rosée
brillantes. La lumière, pourtant si rapide, est ici déviée. Les
rayons se courbent, s’arrondissent, dansent avant d’être
détournés par l’aimant absolu.
Spectacle magique,
mais à dépasser rapidement.
Autour de nous,
les défunts du jour se précipitent vers l’attirante lumière,
arrachant en toute hâte leurs cordons ombilicaux. Celui de Rose
claque avec les autres. Un instant, » je me dis que tout est fichu.
Mais non, Freddy pense qu’il est possible de le récupérer. Il
nous fait signe cependant de bien veiller à préserver nos propres
cordons.
Notre escadre se
regroupe pour mieux les tresser, conformément aux indications de
Freddy. Cela me rassure un peu. C’est comme se livrer à une
difficile escalade, mais nanti d’une bonne corde de rappel.
Notre groupe
glisse de concert dans la bouche béante du trou noir. Son diamètre
est immense : plusieurs millions de kilomètres, probablement !
Plus nous nous
rapprochons, plus le halo de lumière grandit, révélant d’autres
cercles à l’intérieur. Félix avait raison : ce n’est pas une
couronne mais un entonnoir. On distingue des parois s’enfonçant
vers un couloir qui n’en finit pas de s’étirer.
Je tends mes bras
transparents en direction de Rose, au loin.
Nous parvenons à
une plage. Autour et devant, il y a comme une mer de néon bleu, à
peine illuminée par un coucher de soleil scintillant. À plus de
mille à l’heure, j’en frôle les vagues. Au passage, elles me
transmettent une douce électricité, réconfortante et fortifiante.
Je suis bien ici. J’y suis même mieux que n’importe où ailleurs
auparavant.
J’ai alors une
pensée effrayante : Rose a raison de foncer, nous avons tort de
vouloir retourner au monde.
Je me secoue. Ma
femme sort de mon champ de vision. Nous précipitons notre allure
grâce à notre pensée. Il suffit qu’un seul de nous pense et tout
le monde sait ce qu’il a dans l’esprit.
J’accélère
encore. Ce pays gigantesque, je l’aurais pourtant volontiers
parcouru à loisir pendant des jours et des mois. Jamais je n’avais
connu de si folles sensations. Voiture de course, moto, plongeoir le
plus élevé, rien n’égale cette ivresse de victoire et de
vitesse.
Je coule, je fonce,
je glisse, je me répands vers la source d’illumination centrale.
Une force splendide envahit mon corps transparent. Je scintille comme
la mer qui nous entoure. De fulgurantes lumières clignotent sur mes
ongles translucides.
Les défunts du jour
sont nombreux à l’entrée du vortex. Je découvre difficilement
Rose dans la foule.
Nous pénétrons
à sa suite dans la corolle de la fleur stellaire. Elle est telle que
je l’ai vue dessinée tant de fois sous la dictée des précédents
thanatonautes. Tout tourne, tout nous aspire. Freddy se précipite
dans l’espoir de saisir Rose avant qu’elle ne franchisse le
premier mur comatique mais elle va trop vite. Si ses disciples
n’avaient pas retenu le cordon du rabbin, il se serait brisé.
Rose disparaît.
Comprenant
que j’ai la frousse, Raoul me saisit par la main pour qu’avec
notre bande je passe Moch
1.
Gloup !
Un monstre
gigantesque surgit aussitôt. La femme en robe de satin blanc au
masque de squelette flotte dans l’espace noir comme un dirigeable
dans un film d’horreur. Ses rires stridents m’assourdissent. Je
suis comme un moucheron devant cet être dix, puis cent, puis mille
fois plus grand que moi.
La femme en
satin blanc a un corps superbe. Elle soulève sa robe, dévoilant de
longues jambes d’un galbe parfait qu’elle étire voluptueusement.
Sa poitrine menue se gonfle et son décolleté laisse deviner la
naissance de ses seins.
Elle rit toujours,
m’invitant à me perdre dans les replis de sa robe de satin blanc.
Le masque de squelette me fixe, guettant mes réactions tandis
qu’elle rapetisse comme pour mieux se mettre à ma portée.
Maintenant qu’elle
est de taille plus raisonnable, j’en profite pour tenter de le lui
arracher. Mes mains s’élancent vers les bords du masque.
Tranchants, ils font gicler de mes doigts un sang transparent et
poisseux. Malgré mon dégoût, je ne relâche pas mon étreinte. Je
tire de toutes mes forces.
Derrière ce masque,
il y a quelque chose d’essentiel qu’il me faut découvrir à tout
prix.
Qui se cache
derrière le masque de squelette de cette femme qui m’attire tant ?
Amandine ? Rose ? Ma
mère ? Raoul ? Ma mort, cette mort que j’étudie pour compenser je
ne sais quel manque ?
Un bras se lève
lentement. Très lentement, il enlève le masque…
Le masque est
presque retiré. Et je vois…
Incroyable ce qu’il
y a derrière ce masque ! Si inattendu ! Et pourtant tellement
simple…
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