C’était
possible. J’étais convaincu que c’était possible. La Grande
Faucheuse ne cueillerait pas ma Rose. Je courus à l’hôpital.
Le responsable du
service de réanimation ne comprit pas vraiment pourquoi je tenais
tant à fixer la mort de ma femme à 17 heures précises mais il
m’assura que j’avais fait le bon choix. Mieux valait avoir
recours à l’euthanasie que de maintenir en vie un être humain à
l’état de légume. Il accéda volontiers à ma demande. Des
familles endolories lui en avaient déjà présenté de plus
étranges. Il me promit de commencer à consulter sa montre dès 16 h
55 et 0 seconde.
Je ne dormis pas de
la nuit. Ce n’est pas en se répétant que demain on mourra
volontairement qu’on obtient de beaux rêves. Tout éveillé, je
cauchemardais plutôt, tentant d’imaginer quelles bulles-souvenirs
m’assailliraient pour me tailler en pièces et quels vices cachés
me dévoileraient le pays rouge.
Je me forçai à
avaler un petit déjeuner puis un repas consistant avant de passer
l’après-midi à réviser avec Freddy la figure que nous
utiliserions pour sauver Rose. Pas de pyramide cette fois mais une
structure plate, une sorte de filet dans lequel nous espérions
recueillir ma femme.
Je serais au
centre, tenant deux rabbins strasbourgeois par les mains, deux moines
taoïstes de Shaolin (revenus là pour d’obscures raisons
politiques) par les jambes. Je ne saurais jamais ce que Freddy leur
avait promis pour qu’ils consentent à se joindre à nous mais,
dans la grande salle d’envol, je découvris dix-huit autres
rabbins, treize moines bouddhistes tibétains et, bien sûr,
Stefania.
N’ayant pour ma
part pas grande confiance en mes capacités de méditation, je
vérifiai soigneusement mes boosters chimiques.
Nous avions tous
enfilé notre tenue blanche de thanatonaute, chacun fixant l’écran
où se dessinaient nos battements cardiaques et notre activité
électro-encéphalique.
Mes
compagnons fermaient déjà les yeux, prêts à serrer la poire de
décollage quand la sonnerie retentirait.
16 h 56, indiquait la
pendule. 16
h 57…
J’allais mourir
pour la seconde fois mais ce serait mon premier décollage
volontaire. Après tout ce temps passé à envoyer des gens au
continent des morts, était venu le jour d’y aller moi-même !
J’étais persuadé d’échouer et de décéder pour de bon mais je
n’avais pas le choix. Le souci de sauver Rose passait avant toute
autre considération.
16
h 57 et 10 secondes.
Mes mains sont moites sur le pressoir.
16
h 57 et 43 secondes.
De part et d’autre de moi, Freddy et Stefania sont particulièrement
sereins. Nous avons plusieurs fois répété en piscine nos positions
respectives pour former la chorégraphie idéale qui me permettra
d’aller très loin si besoin est. Avec les figures qu’il a
élaborées, Freddy pense que nous pourrons atteindre le cinquième
mur comatique. Pour ma part, je compte bien intercepter Rose avant
Moch 5.
Je n’ai aucune expérience des vols intersidéraux.
16
h 58 et 3 secondes. La
salle d’envol est plongée dans une pénombre propre à nous
apaiser. Des chants grégoriens montent doucement. Je comprends
maintenant quel effet calmant ces musiques peuvent avoir pour des
thanatonautes en partance.
16
h 58 et 34 secondes.
Soudain, la porte s’ouvre. Une silhouette apparaît en ombre
chinoise. Je la reconnais. Raoul. Compte-t-il filmer mon baptême de
la mort ? Non, il me lance un clin d’œil puis, sans hésiter,
enfile une tenue blanche et se dirige vers une sphère d’envol. Il
se place comme nous en position du lotus et prend dans sa main une
manette de boosters.
16
h 58 et 56 secondes.
La porte s’ouvre de nouveau. Une silhouette gracile aux cheveux
blonds un instant inondés de la lumière du dehors se dirige à son
tour vers un trône. Comme Raoul, comme moi, Amandine n’a encore
jamais décollé. Elle va le faire maintenant pour Rose. Pour moi.
Elle s’empare d’un
de nos uniformes. C’est la première fois, en dehors de son
mariage, que je la vois en blanc. Elle installe les différents
appareils et se plante dans le bras l’aiguille qui lui injectera le
liquide mortel.
16
h 59 et 20 secondes.
Je souris. J’ai vraiment les meilleurs amis du monde. Si c’est
dans les coups durs qu’on les reconnaît, eh bien, là, je les
reconnais. Leur présence me donne de la force. Quelle chance j’ai
de les avoir connus ! J’ai vraiment les meilleurs amis du monde.
17
h 00 minute et 2
secondes. Premiers arpèges d’une toccata de Bach. C’est comme
une sonnerie censée ouvrir la porte des cieux. Sésame toccata,
faites que, là-haut, nous ne nous heurtions pas à un mur
infranchissable.
17h
00 minute et 25
secondes.
- Prêts ? demande Freddy à la ronde.
Vingt-huit voix
répondent en même temps :
- Prêt !
Combien de fois
ai-je entendu ce mot sans être concerné !
Le rabbin décompte
:
- Six… cinq… quatre… trois… deux… – Ne pas se demander : « Mais qu’est-ce que je fais i…» Serrer les dents. Serrer les fesses. – deux… un. Décollage !
De mes mains
moites, je presse la poire des boosters. Je sens les liquides glacés
se déverser dans mes veines, et… je meurs !
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