Nous voulions
aller au bout de notre aventure et franchir le si difficile sixième
mur. Il fallut pourtant des circonstances assez dramatiques pour nous
contraindre à écrire le chapitre final de notre quête.
En juillet de
cette même année, il se produisit un phénomène étrange. Les
intégristes revenaient à la charge. Il y eut encore des graffitis
sur nos portes : « Laissez Dieu tranquille », signé « Les
gardiens du mystère ». Plus tard, des menaces de mort nous
parvinrent par téléphone et par courrier. De nouveau le Saint-Siège
entra en lice, en rappelant l’interdiction de décoller sous peine
d’excommunication et édicta la fameuse bulle « Et mysterium
mysteriumque » qualifiant d’hérétique quiconque tenterait de
voir ce qu’il y avait derrière le sixième mur avant d’y être
appelé par le Très-Haut.
« Les gens trop
curieux meurent bêtement », martela une voix sur le répondeur du
laboratoire. Raoul se fit tabasser en pleine rue. Comme à son
habitude, il avait oublié de se défendre. Des curés et des imams
s’unirent pour manifester, entourés de leurs ouailles, devant
notre bâtiment. Des tonnes d’ordures furent déversées aux
alentours. Les vitres du magasin familial volèrent en éclats,
heureusement après la fermeture. Des badauds, ébahis par tant de
rage, contemplèrent avec curiosité la boutique saccagée.
D’être de
nouveau au centre d’une controverse, nous redevînmes à la mode.
Auprès des jeunes, nous retrouvâmes notre statut de héros, acteurs
de la plus grande aventure du millénaire. Eux faisaient la queue
pour obtenir un autographe des célèbres thanatonautes Freddy Meyer
et Stefania Chichelli, et vouaient un culte à la mémoire du
précurseur Félix Kerboz. Notre échoppe, rapidement redécorée par
des dizaines de volontaires bénévoles, ne désemplissait plus.
Après les lettres de menaces affluaient les messages de soutien. On
nous suppliait de ne pas plier devant l’obscurantisme et les
craintes moyenâgeuses.
Dans d’orageux
meetings, des bagarres éclatèrent entre partisans et détracteurs
de la thanatonautique.
Ces derniers
devenaient de plus en plus violents. Un jour que Rose, seule dans la
boutique, remplaçait ma mère, une camionnette se gara devant
l’immeuble. En descendirent trois hommes encagoulés et vêtus de
blousons de cuir, brandissant des manches de pioche. Ils entreprirent
aussitôt de mettre le magasin à sac et mon épouse comprit que son
salut était dans la fuite. Mais ils la poursuivirent.
Elle prit ses
jambes à son cou et fila vers la rue. Haletante, à bout de souffle,
elle se réfugia sous une porte cochère. Les autres se rapprochaient
vite. Elle reprit donc sa course sous les yeux de passants comme
toujours indifférents. Elle vira à gauche, à droite, à gauche
encore pour se retrouver acculée dans une impasse. Frêle jeune
femme contre trois gaillards armés, Rose n’avait aucune chance.
Ils l’abandonnèrent, bleuie d’ecchymoses,
le front en sang.
Deux heures
s’écoulèrent avant qu’un locataire du voisinage consente à se
pencher sur cette femme étendue sur le sol, que d’autres avaient
dépassée sans broncher, affirmant plus tard qu’ils avaient cru
que ce n’était qu’une pocharde de plus, affalée à cuver son
vin.
À l’hôpital
Saint-Louis où on l’emmena d’urgence, des médecins désolés me
déclarèrent qu’elle était arrivée trop tard pour qu’ils
puissent la sauver. Elle avait perdu trop de sang. Encore heureux
qu’un homme compatissant lui ait permis de mourir dans un lit
d’hôpital, tant de gens agonisaient toute la nuit sur des
trottoirs sans que nul ne songe même à alerter la police !
Rose était
allongée, inerte, en salle de réanimation. Seuls des appareils la
maintenaient en vie.
Que faire pour la
sauver ? Je courus rejoindre mes amis. Raoul me conseilla de
m’adresser à Freddy. Dans ces circonstances terribles, seul le
vieux rabbin saurait comment agir.
Le sage
strasbourgeois me prit entre ses bras et me fixa de son regard
aveugle :
- Tu es prêt à tout, vraiment prêt à tout pour la sauver ?
- Oui.
J’étais
catégorique. Rose était ma femme et je l’aimais.
- Assez pour risquer ta propre vie pour préserver la sienne ?
- Oui. Mille fois oui.
Le rabbin me
dévisageait avec son âme, je le sentais. Avec son âme, il
cherchait à percevoir si je disais vrai. J’attendis, le cœur
battant, qu’il consente à me croire.
- En ce cas, voici la solution. Fixe une heure précise avec les médecins pour le débranchement des appareils. Nous tâcherons alors de décoller en même temps qu’elle. En nous accrochant à son cordon ombilical et en nous efforçant de le retenir avant qu’il ne se casse, nous parviendrons peut-être à la ramener à la vie. Tu viendras avec nous et c’est toi qui la sauveras.
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