Attente.
Je consultai ma
montre : Jean avait décollé depuis vingt minutes et quarante-cinq
secondes. Maintenant il devait être là-bas, à voir ce qui se
passait au-delà de Moch 1. Il avait réussi, il avait franchi
l’obstacle, et il était en train d’accumuler une connaissance
complètement neuve. Il voyait, il savait, il découvrait. Il nous
tardait à tous de le voir revenir pour qu’il raconte. Qu’est-ce
qui pouvait bien exister après le mur comatique ? Qui ou quoi est la
mort ?
Coma plus vingt et
une minutes. Il était toujours là-bas, son cordon n’avait pas été
coupé et il était toujours récupérable. Formidable.
Coma plus vingt et
une minutes et quinze secondes. Il devait se gaver d’informations
splendides. Heureux type.
Coma plus vingt et
une minutes et seize secondes.
Le corps terrestre
fut agité d’un soubresaut. Réflexe nerveux, sans doute.
Coma plus
vingt-quatre minutes et trente-six secondes. Les soubresauts se
multipliaient. C’était comme si le corps tout entier était secoué
de décharges électriques. La face grimaça jusqu’à ne plus
présenter qu’un atroce rictus de douleur.
- Il se réveille ? demanda un journaliste.
L’électrocardiogramme
m’indiqua que le thanatonaute était encore là-bas. Il avait
traversé le premier mur de la mort. L’activité de son cerveau
s’était accrue alors que celle de son cœur était toujours au
minimum.
Ce devait être
la surprise devant tant de mystère dévoilé. Car il avait forcément
passé la porte. Il avait forcément tout compris. Il était
peut-être même en train de crever du plaisir de savoir qui était
la Grande Faucheuse. La mort, il en savait tout forcément. Avait-il
été surpris par la révélation du mystère ?
Coma plus
vingt-quatre minutes et quarante-deux secondes. Il tressautait et
grimaçait comme en plein cauchemar. Les mains se crispaient aux bras
du fauteuil. Remontées, les manches de chemise du smoking
dévoilaient une chair de poule.
Il eut de petits
gestes secs. Comme s’il mimait un combat avec un monstre féroce.
Il poussait des râles, de la bave mousseuse coulait de sa bouche, il
donnait des coups de poing, des coups de hanche. Heureusement qu’une
ceinture de sécurité le maintenait au fauteuil d’envol, sinon,
avec toutes ces gesticulations, il serait déjà tombé, décrochant
du même coup les tuyaux et les fils électriques qui le rattachaient
à la Terre.
Les journalistes
considéraient la scène, stupéfaits. Tous se doutaient que
dévirginiser le continent des morts était certes risqué, mais là
le thanatonaute semblait affronter des phénomènes terrifiants. Sa
physionomie n’était plus qu’horreur totale.
Coma plus
vingt-quatre minutes et cinquante-deux secondes. Il se débattait
moins. On avait tous reculé pour éviter ses mains. Cette agitation
ne me semblait pas très positive. Raoul se mordait la lèvre
inférieure. Amandine plissait la bouche et les yeux.
Je fonçai vers les
machines de contrôle.
Coma plus
vingt-quatre minutes et cinquante-six secondes. L’électrocardiographe
s’était transformé en un sismographe en pleine éruption
volcanique. En un instant, je compris que Jean Bresson mourrait
bientôt si nous ne faisions rien. Les voyants lumineux clignotaient.
Les machines geignaient. Mais déjà son minuteur électrique s’était
activé et une forte décharge le fit réintégrer brusquement son
corps. Il sursauta encore. Puis tout redevint normal.
L’électro-encéphalogramme se radoucit. Les voyants lumineux
s’éteignirent. Les machines se calmèrent.
Bresson était
sauvé. Nous l’avions récupéré parmi les vivants. Il avait été
comme un homme suspendu au-dessus du vide, que nous serions parvenus
à hisser d’un coup sur la falaise solide. Sa corde de rappel, en
fait son cordon ectoplasmique, par chance avait tenu bon.
Il avait passé le
mur du sort.
Doucement, nous nous
approchâmes.
- Il a réussi ! braillait derrière nous l’homme de RTV1 qui avait dû profiter de l’attente pour rédiger son reportage. En première exclusivité, la chaîne qui vous en montre plus vous a fait assister au décollage et à l’atterrissage du premier thanatonaute à avoir dépassé Moch 1. En direct, vous avez assisté à un moment historique dont, dès son réveil, Jean Bresson nous livrera le sensationnel récit.
Pouls normal.
Activité nerveuse presque normale. Température normale. Activité
électrique normale.
Jean Bresson ouvrit
un œil, puis l’autre.
Rien sur son
visage ne reflétait la normalité dont témoignaient les écrans. Où
était passé le calme légendaire du cascadeur ? Ses narines
palpitaient, son front était couvert de sueur, son expression
n’était que terreur. D’un coup sec, il défit sa ceinture de
sécurité et nous considéra tour à tour comme autant d’étrangers.
Le premier, Raoul se
domina :
- Ça va ?
Bresson tremblait de
tous ses membres. Ça n’allait pas du tout.
- J’ai passé Moch 1…
La salle s’emplit
d’applaudissements qui ralentirent bien vite devant l’homme qui
tournoyait sur lui-même, affolé.
- J’ai passé Moch 1…, continua-t-il. Mais ce que j’ai vu après est… épouvantable !
Plus d’ovations.
Rien que le silence. Jean nous bouscula pour se précipiter vers un
micro. S’en emparant, il gémit :
- Il… il… il ne faut pas mourir. Là-haut, après le premier mur, c’est ignoble. Ignoble. Vous ne pouvez pas savoir à quel point. Je vous en prie, tous, je vous en prie : ne mourez plus !
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