Bill Graham
disparu, nous restions toujours en tête de la thanatonautique
mondiale. Mais derrière, tout un peloton se regroupait pour nous
rattraper et peut-être nous dépasser.
Jean Bresson
s’échinait contre le premier mur. Si ce qu’il y avait derrière
la Terra demeurait incognita, la corolle de l’entonnoir,
en revanche, était de mieux en mieux connue. Les thanatonautes du
monde entier en grappillaient les parois centimètre par centimètre
comme des spermatozoïdes pressés.
Le magazine
londonien continuait à représenter les pionniers de la mort comme
des petits oiseaux picorant la mâchoire d’un crocodile bâilleur.
« Approchez, les petits, j’ai toujours faim », disait la légende
d’un troisième dessin, montrant le reptile, gueule ouverte,
quelques écailles recouvertes de sang et de plumes censées
représenter le pauvre Bill.
Jean Bresson n’en
perdait pas son calme pour autant. Comme Raoul, il pensait que ce
n’était que petit à petit que nous parviendrions à grignoter le
mur comatique.
Publicité
ou désir d’encourager la science, le président Lucinder créa un
trophée assorti d’un prix important : la coupe « Moch 1 » et
500 000 F pour le
champion qui le traverserait le premier et reviendrait indemne
raconter son voyage.
Des vocations
naquirent.
L’heure
des « sportifs » avait sonné. Il s’agissait de jeunes gens
convaincus de l’impuissance et de l’inutilité de thanatodromes
officiels par trop timorés. Ils se proposaient et de partir et de
revenir comme bon leur semblait. Après tout, récompensée par une
coupe, la thanatonautique s’apparentait à présent au saut à la
perche ou à la course de haies. Nous entrâmes donc dans ce que
j’appelai la phase « gymnastique ».
Des clubs, des
sociétés privés élaborèrent leurs propres pistes d’envol, avec
des boosters copiés sur les nôtres. Un esprit ingénieux eut l’idée
d’un journal, Le Petit Thanatonaute illustré, fournissant des
conseils pratiques et proposant les derniers plans du continent des
morts. Des fans échangeaient par petites annonces des recettes pour
mieux décoller, vendaient des fioles de
Propofol ou
de chlorure de potassium volés dans les hôpitaux, et même des
fauteuils de dentiste.
Y étaient
évidemment inclus des posters des plus célèbres thanatonautes,
Félix Kerboz, Bill Graham et Jean Bresson.
Et chaque jour le
monstre happait sa dose de « sportifs » imprudents. La
thanatonautique n’était pas une activité comme les autres. On ne
chutait qu’une fois. Nous le répétions sur tous les tons dans nos
interviews, mais c’était précisément le risque qui excitait les
jeunes.
Pour eux, c’était
le summum des frissons. Un peu comme cet art martial japonais, le
yaï, où deux lutteurs se placent face à face en tailleur, le
gagnant étant le premier qui arrive à dégainer son sabre et à
fendre en deux le crâne de son adversaire.
Les accidents ne
découragèrent pas les pionniers en herbe. Quant à la prime, elle
attira nombre d’escrocs.
Nous recevions une
multitude de coups de fil.
Un homme
prétendit avoir passé Moch 1 et vu un couloir bleu qui se
poursuivait en direction d’une lumière blanche. Mais lorsque nous
le convoquâmes et qu’il fût interrogé sous sérum de vérité,
il reconnut avoir inventé cette histoire pour toucher la récompense.
Beaucoup d’autres plaisantins tentèrent de simuler un vol réussi.
Dans les récits les plus délirants que nous reçûmes, il y eut le
cas de celui qui vit derrière Moch 1 sa belle-mère, cet autre qui
découvrit Jésus-Christ sans barbe, la fusée Apollo 13, une
jonction avec le triangle des Bermudes, des extraterrestres, et même…
rien. Ce dernier nous fit beaucoup rire. « Derrière la mort il y a…
« rien » ! affirmait-il.
- Et c’est quoi rien ?
- Eh bien, rien c’est rien, répondit-il avec effronterie…
Beaucoup de gens
honnêtes y laissèrent aussi leur vie.
De son côté, Jean
Bresson, sans faire de vagues, progressait seconde par seconde et
millimètre par millimètre. Il était désormais à « coma plus
vingt minutes et une seconde ».
Ses
départs étaient de plus en plus impeccables. Son cœur ralentissait
progressivement et j’avais mis au point une formule de booster
beaucoup plus douce qui permettait une meilleure action de la volonté
(grâce à un nouveau produit : le Vecuronium, mais sans vous ennuyer
avec les formules chimiques, sachez que le
Vecuronium
0,01 mg par kilo, c’est
quand même pas mal).
- Aujourd’hui je vais tenter de passer Moch 1, annonça gravement Jean Bresson alors qu’il s’installait pour la énième fois sur le fauteuil d’envol.
- Non, non, ne fais pas ça ! répondit Amandine qui ne cachait plus son affection pour le jeune cascadeur.
Elle lui prit la
main. Ils s’embrassèrent longuement. Il la saisit par les épaules.
- N’aie pas peur. Je me suis bien préparé, je connais mon affaire, je sais que, maintenant, je peux y arriver.
Sa voix était calme
et décidée. Rien dans son comportement ne décelait la moindre
hésitation.
Cette nuit-là il
fit bruyamment l’amour avec Amandine et, le lendemain matin, il
semblait en pleine forme.
Il se planta
lui-même les aiguilles dans les veines et contrôla les écrans
comme un pilote se livrant à un check-up de son cockpit avant le
décollage.
- Attends, dis-je, si tu réussis, et je crois que tu vas réussir, il faut que la presse soit là.
Jean Bresson
réfléchit. Il se fichait des projecteurs et de la gloire. Il avait
vu où ces mirages avaient conduit le pauvre Félix. Il était
pourtant conscient que, sans publicité, nos crédits
s’amenuiseraient et que, de toute façon, en ce qui concernait
l’avenir de la thanatonautique, il importait de disposer d’un
maximum de témoins.
Il ôta donc les
aiguilles et patienta.
À huit heures du
soir, toute la presse internationale se serrait sur l’aire d’envol
du sixième étage. Nous avions installé des barrières entre le
trône de lancement et la zone « visiteurs », agrémentée de
fauteuils de cinéma pour le confort de nos invités. Certains
n’étaient venus que pour assister de visu à la mort d’un
thanatonaute.
En une seconde,
ici, quelqu’un allait se dépouiller de son enveloppe charnelle
pour peut-être ne plus jamais la retrouver. L’excitation régnait
dans les travées. Depuis la nuit des temps, la mort a toujours
fasciné les hommes.
Je reconnus, très
agité, l’animateur de RTV1 qui avait officié au Palais des
Congrès et, plus serein, Villain, le journaliste représentant du
Petit Thanatonaute illustré.
Raoul, Jean et moi
avions revêtu le smoking des grandes occasions. Avec Amandine, nous
avions nettoyé de fond en comble notre thanatodrome qui commençait
à prendre des allures de garage négligé.
Sur son trône,
Jean Bresson paraissait très concentré. Tout en lui respirait la
force, l’assurance et la détermination. On avait disposé
au-dessus de lui une carte du Continent Ultime et il la fixa
longuement comme pour mieux mémoriser son objectif Moch 1. Traverser
Moch 1. Il serra les dents.
« Moch 1, je te
transpercerai » s’échappa de sa bouche.
Il souffla encore
plusieurs fois.
Il régla son
minuteur sur « coma plus vingt-cinq minutes », puis il s’assit
sur le fauteuil de dentiste et, toujours avec calme, s’enfonça
l’aiguille dans le creux du coude.
Toutes les caméras
se mirent en marche alors que les reporters chuchotaient leurs
commentaires pour ne pas gêner Jean Bresson dans sa concentration.
«…
eh oui, mesdames et messieurs, Jean Bresson va tenter l’impossible,
passer le premier le mur comatique. S’il y réussit, il touchera la
coupe plus la prime
de 500 000 F. Depuis
plusieurs jours l’athlète se prépare et sa concentration est
intense…»
- OK, ready, annonça Jean d’un ton sec.
Nous vérifiâmes
une dernière fois tous les écrans de contrôle.
- Ready pour moi, dis-je.
- Prête, poursuivit Amandine.
- Prêt, dit Raoul.
Il tendit le pouce
comme un aviateur paré au décollage.
- Tout droit, toujours tout droit vers l’inconnu, murmura Raoul.
Jean Bresson égrena
lentement :
- Six… cinq (fermeture des paupières)… quatre… trois (renversement de la tête en arrière)… deux (fermeture des poings)… un. Décollage !
Nous croisâmes les
doigts. Bonne chance, Jean. « Peste ! me dis-je, ce veinard va enfin
découvrir ce qu’il y a derrière la mort. Il va connaître le plus
grand de tous les secrets. Le grand mystère, celui auquel nous
serons tous confrontés. Il va le trouver et il va nous dire : « La
mort c’est ça » ou plutôt : « La mort ce n’était que ça. »
Veinard. Amandine le gobe des yeux. Veinard. J’aurais peut-être dû
partir à sa place. Oui. J’aurais dû », pensai-je, tandis que les
caméras tournaient à grande vitesse pour ne pas perdre une
milliseconde de la scène.
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