Jean Bresson fut
le deuxième grand thanatonaute français. Après la disparition de
Félix Kerboz, il s’inspira des procédures de sécurité qu’il
avait mises au point pour ses cascades cinématographiques avant de
tenter un nouveau grand saut.
Il eut ainsi l’idée
de munir le fauteuil d’envol d’une minuterie électronique
permettant un retour instantané. Elle fonctionnait à la manière
d’une ceinture de sécurité. Avant le décollage, le thanatonaute
programmait par exemple sa minuterie à « coma plus vingt minutes ».
Celle-ci déclenchait ensuite à l’heure prévue un petit choc
électrique qui contraignait le cordon à se rétracter brusquement
et donc à ramener le thanatonaute sur terre.
Jean Bresson était
un vrai professionnel. Il indiquait sur la carte très précisément
la zone qu’il visait puis nous rapportait des croquis extrêmement
précis de ses observations.
Je profitai de ce
pilote fiable pour essayer d’améliorer la formule des boosters. Je
testai un nouveau procédé.
Au
lieu de déverser d’un coup le narcotique, celui-ci était envoyé
à dose moindre et en continu. J’utilisais du Propofol
(100 microgrammes par kilo et par minute) associé à de la
morphine et à un gaz (desflurane, entre 5 et 10 % au début, mais
j’obtins de meilleurs résultats avec de l’isoflurane entre 5 et
15 %). Enfin, pour stabiliser l’activité organique, un dérivé du
Valium :
l’Hypnovel (0,01
mg/kg). Ces nouveaux outils rendirent les envols un peu plus sûrs.
Nous étions
désormais convaincus que n’importe qui pouvait sortir de son corps
et se livrer à une décorporation. Simple question de dosage. Mais
Jean Bresson encaissait très bien toutes mes concoctions.
Il avançait à
son rythme. Il explora « coma plus dix-huit minutes et vingt
secondes », « coma plus dix-huit minutes et trente-huit secondes »,
« coma plus dix-neuf minutes et dix secondes ». Il soignait sa
musculation, son alimentation et étudiait ses rythmes biologiques.
Il tenait compte de tous les facteurs susceptibles d’influer sur
une décorporation, y compris la température ambiante. (Les
meilleurs décollages s’effectuèrent à une chaleur de 21° C,
avec un taux d’humidité inférieur à la moyenne.)
Ses envols étaient
impeccables. Il vérifiait minutieusement ses boosters et se
concentrait pendant de longues minutes sur l’objectif à atteindre,
conformément à nos cartes.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage !
Nous attendions son
retour les yeux rivés sur les cadrans des électrocardiogrammes et
électro-encéphalogrammes. Puis la minuterie se mettait en marche et
les engins de contrôle nous avertissaient de son arrivée imminente.
- Six, cinq, quatre, trois, deux, un ! Atterrissage.
Jean Bresson était
méticuleux et méthodique. Pas à pas, avec rigueur et discipline,
il progressait sur le continent des morts. Il refusait toute
interview à la presse. Il avait renoncé à toute vie sentimentale
pour se consacrer uniquement à ses activités professionnelles.
Chaque jour, il consignait ses progrès dans un cahier, et avec une
petite calculette décidait d’un objectif raisonnable pour le
lendemain.
Par-delà la Manche,
Bill Graham semblait doté d’une même trempe. Il avait déjà
atteint « coma plus dix-neuf minutes et vingt-trois secondes ».
Les deux hommes
étaient désormais embarqués dans une course terrible et
dangereuse. Tout faux pas risquait de leur être fatal et ils en
étaient conscients. Un magazine satirique londonien représenta
Graham et Bresson sous la forme de deux petits oiseaux en train de
curer les dents d’un crocodile. « Dis donc, Bill, tu crois qu’il
va garder la gueule ouverte encore longtemps ? », demandait le
Français. Et l’Anglais de répondre : « Non. Et à ta place, je
laisserais tomber. »
Mais centimètre par
centimètre, chaque jour les deux oisillons s’enfonçaient plus
profondément encore dans la gorge du redoutable reptile.
« Coma plus
dix-neuf minutes et vingt-trois secondes » pour Graham.
« Coma plus
dix-neuf minutes et trente-cinq secondes » pour Bresson.
« Coma plus vingt
minutes et une seconde » pour Graham.
Le Britannique avait
à présent atteint le même niveau que Félix. Il était face au
mur. Moch 1. Et acharné comme il l’était, pas de doute, à son
prochain envol, il dépasserait cette première porte.
Raoul était furieux
:
- On va se faire doubler par les British sur la ligne d’arrivée, nous, les pionniers ! C’est trop bête.
Ses craintes étaient
fondées. Bill Graham n’était pas n’importe qui. Pour la
thanatonautique, il avait connu une bonne école : celle du cirque.
Ancien trapéziste, il savait se programmer pour partir dans les airs
sans filet. Une interview au Sun m’avait aussi appris qu’il
attribuait son talent à un bon contrôle des prises de stupéfiants.
Lui-même ancien toxicomane, il estimait qu’en soi, les drogues
n’étaient ni bonnes ni mauvaises mais généraient simplement une
énergie qu’il suffisait de contrôler.
Graham expliquait
dans un article : « Pourquoi ne pas inscrire le bon usage de la
marijuana, du haschisch ou de l’héroïne au programme des
universités ? Dans les sociétés dites primitives, chacun se drogue
avec des plantes au cours de cérémonies visant à donner un
caractère sacré à l’absorption de stupéfiants. En Occident, les
toxicomanes sont détruits par les drogues car ils les utilisent
n’importe comment. Or il existe des règles à respecter : ne
jamais consommer de drogue pour surmonter une dépression, par simple
désœuvrement ou pour fuir le réel. Toujours exiger une cérémonie
! Étudier ensuite les effets de chaque produit sur son corps et le
doser selon ses attentes. À la limite, on pourrait imaginer un
permis de se droguer réservé aux initiés. »
J’en déduisis
que l’ex-trapéziste britannique devait sûrement se bricoler une
décoction à sa mesure avant chaque décollage. L’hypothèse
exaspéra Jean Bresson qui regretta que la thanatonautique ne soit
pas décrétée sport olympique. On aurait pu alors exclure Graham
pour cause de dopage.
Amandine coula un
bras tendre autour des épaules de Jean.
- S’il y a dopage, c’est toi le plus doué. Tu n’es qu’à vingt-six secondes de Bill et sans substance interdite !
- Vingt-six secondes, tu sais ce que c’est, vingt-six secondes, riposta le cascadeur, mécontent.
Raoul déploya la
carte toujours marquée de la ligne Terra incognito, auprès du grand
entonnoir.
- Vingt-six secondes en haut, cela doit signifier un territoire grand comme la France. Leur géographie du Continent Ultime a sûrement de l’avance sur la nôtre !
Amandine se serra
contre Bresson. Soudain, mes yeux se dessillèrent. Amandine aimait
les thanatonautes, tous les thanatonautes et rien que les
thanatonautes. Les personnalités propres à Félix Kerboz ou à Jean
Bresson ne l’intéressaient pas. Seule leur qualité de pionnier de
la mort la passionnait. Tant que je ne deviendrais pas moi-même
thanatonaute, elle ne lèverait jamais le regard sur moi. Elle avait
son compte à régler avec la mort et elle réservait son amour à
ses valeureux combattants.
Stimulé par le doux
contact d’Amandine, le cascadeur annonça :
- Demain, j’irai jusqu’à « coma plus vingt minutes ».
- Seulement si tu es assez sûr de toi…, corrigea Raoul.
Le magazine
britannique y était allé d’une nouvelle caricature. Les deux
oisillons s’affairaient toujours entre les dents du crocodile. «
Qu’est-ce qui va m’arriver si je m’enfonce trop profondément
dans sa gorge ? » demandait l’oiseau Jean. « Tu vas te réincarner
», répondait l’oiseau Bill. « Mais non, il m’avalera et me
transformera en une grosse crotte.
- Exactement, Jean. C’est cela une… réincarnation ! »
Le dessin me donna
une idée. L’issue du duel n’était pas nécessairement fatale.
Pourquoi se livrer à
tout prix à une compétition mortelle ? Si ce Graham est si
fortiche, quels que soient les moyens qu’il utilise, nous n’avons
qu’à l’inviter ici. Le président Lucinder n’a-t-il pas
souhaité que nous accueillions les thanatonautes étrangers pour
partager nos connaissances ?
Le visage de Raoul
s’éclaira :
- Excellente idée, Michael !
Ce soir-là, Jean
raccompagna Amandine à ma place. Solitaire dans mon appartement, je
m’acharnai sur mon ordinateur à élaborer une nouvelle formule
chimique de booster.
Nous avions tous
deviné que les Anglais étaient sur le point de nous coiffer sur le
poteau. Et en effet, le lendemain, nous apprîmes que Bill Graham
avait dépassé Moch 1.
Selon les journaux
du matin, il avait accompli cette prouesse dans la nuit, au moment
même où nous envisagions de l’inviter dans notre thanatodrome. Le
problème, c’était que Bill Graham n’était pas parvenu à
freiner à temps. Moch 1 l’avait avalé.
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