Dès le lendemain de
l’inauguration officielle, nous nous installâmes avec armes et
bagages dans notre palais de la mort.
Le Président
avait prévu des appartements privés pour chacun d’entre nous.
Plus un laboratoire à accès multiples afin que nous puissions
travailler la nuit. De fait, comme tous nous avions connu des
problèmes de voisinage durant la campagne de calomnie qui avait
précédé la séance du Palais des Congrès, nous emménageâmes
avec liesse dans cet environnement neuf. J’optai pour un logis au
troisième étage. Je rejoignis ensuite au laboratoire un Raoul très
tourmenté par la volonté de foncer du président Lucinder.
- Les Américains, les Japonais, les Anglais… Il n’a que ces mots à la bouche. Il n’y comprend rien. Il s’agit d’une œuvre de longue haleine. Nous ne pouvons avancer que pas à pas, et en nous entourant des plus grandes précautions, de surcroît.
Je m’étonnai de
voir mon ami endosser pareil habit de modérateur, lui qui nous avait
toujours encouragés à aller de l’avant malgré tant d’aléas.
- Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.
- Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.
D’abord calmer les
ardeurs de Félix qui souhaitait multiplier les envols.
Notre
thanatonaute avait beaucoup changé depuis sa victoire au Palais des
Congrès. Il donnait interview sur interview. Il était sans cesse
invité à la télévision pour des jeux ou des débats et, quelle
que soit l’émission, il adorait ça. Après trente années où il
s’était fait traiter comme un moins-que-rien, je comprenais cet
appétit de revanche. Un chirurgien esthétique avait remodelé son
visage balafré. Un ophtalmologiste réputé était parvenu à le
débarrasser de ces verres de contact qui l’obligeaient à cligner
des yeux. Pour son crâne pelé, il avait eu recours à des implants.
Les plus grands couturiers le couvraient de vêtements à titre
publicitaire. Beau et élégant, Félix Kerboz incarnait le parfait
héros de la mort.
On le voyait
partout. Il était de toutes les premières, de tous les vernissages,
de toutes les grandes soirées dans les night-clubs à la mode.
Inviter le seul thanatonaute du monde à sa table était un privilège
que se disputaient les maîtresses de maison les plus huppées. Félix
avait aussi fait son entrée dans le livre Guinness des records en
tant qu’homme connu pour s’être avancé le plus loin dans le
monde post-vital. Entre le plus puissant cracheur de noyaux de cerise
et le plus gros buveur de bière, il y figurait en tenue de Superman,
aux côtés d’une splendide top model brandissant une faux.
Félix était
vraiment devenu très mondain.
D’un côté,
nous étions ravis, car cela l’inciterait à revenir ici-bas plutôt
que de se laisser entraîner là-haut par on ne savait trop quelle
tentation. De l’autre, nous nous agacions des perpétuels retards
qu’engendraient inévitablement ses nuits blanches. Il passait
parfois des journées entières à récupérer dans son lit plutôt
que de venir au thanatodrome, son bureau en quelque sorte. De plus,
il s’était tellement habitué à l’admiration générale qu’il
ne prêtait plus qu’une oreille distraite à nos conseils et à nos
travaux.
Quand même,
Félix Kerboz conservait un reste de conscience professionnelle. La
première semaine de notre installation aux Buttes-Chaumont, il
réussit deux autres allers retours.
Il confirma
l’existence d’un mur à « coma plus vingt et une minutes ». Une
sorte de membrane vaporeuse qu’il compara à une bouche
transparente et fine.
Moloch |
« Après ce mur, le
cordon d’argent qui retient au monde casse et la volonté n’a
plus envie de faire demi-tour », estimait-il. Tous les journaux
reprirent l’expression : « Mur comatique ». Certains l’appelèrent
aussi « mur de la mort », ou même « Moloch 1 », ou encore «
Moch 1 » en parallèle avec le mur du son, Mach 1.
Moloch,
cela me faisait penser à Baal,
le dieu phénicien carthaginois.
Lors d’un voyage à
Sidi-Bou-Saïd,
en Tunisie, j’avais vu sa représentation. Une grande statue creuse
de métal. On allumait un feu dans son ventre. On jetait en sacrifice
les enfants et les
vierges dans sa bouche béante.
Juste en bas, au
rez-de-chaussée, ma mère avait ouvert sa boutique et vendait comme
convenu tee-shirts, porte-clefs et casquettes. Son magasin était
sobrement baptisé « Aux conquérants de la mort ».
On y trouvait toutes
sortes d’articles hétéroclites : des chopes de bière sur
lesquelles on lisait : « Mourir est notre métier ». Une
inscription en lettres grasses s’inscrivait sur tous les autres
gadgets : « Cendre, tu retournes à la cendre » sur les cendriers ;
« La dernière tue » sur les montres ; « Rien ne se perd, rien ne
se crée, tout se transforme » sur du papier hygiénique ; « Je
meurs et j’aime ça » sur les bougies ; « Le ciel n’attend pas
» sur des cerfs-volants. On trouvait aussi des panoplies de Petit
Félix, des cassettes vidéo de son envol au Palais des Congrès, des
coffrets du parfait petit anesthésiste-thanatonaute avec ma photo.
C’était d’un
goût…
Enfin… on choisit
ses amis, on ne choisit pas sa famille.
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