Grace aux crédits
spéciaux de la Présidence de la République, nous bâtîmes un
superbe thanatodrome. Ce n’était pas un arc de triomphe mais un
petit immeuble d’aspect moderne, dans un quartier tranquille. Nous
en avions choisi soigneusement l’emplacement. Il était situé rue
Botzaris, tout en haut des Buttes-Chaumont.
Raoul avait trouvé
amusant d’étudier la mort près du site où jadis trônait le
gibet de
Montfaucon, de sinistre mémoire. Là avaient été pendus, au
nom du roi, innocents et brigands du Moyen Âge.
En deux mois, tout
fût prêt.
Nous disposions
de sept étages donnant sur le parc des Buttes-Chaumont. Les quatre
derniers étages comportaient douze petits appartements, soit trois
par palier. Nous cassâmes les murs aux niveaux supérieurs. Nous
installâmes ainsi un laboratoire de 220 mètres carrés au cinquième
et une salle d’envol, de mêmes dimensions, au sixième. Le
septième étage fut transformé en un penthouse, entièrement clos
d’une verrière translucide en hiver, terrasse de plein air en été.
Amandine y aménagea
à grand renfort de plantes vertes un salon de réception à son
goût. À ce décor colonial, on ajouta un piano Steinway blanc et un
bar noir. L’endroit était vraiment du plus grand chic !
Au bas de
l’immeuble, une plaque très sobre portait « Thanatodrome de Paris
» et, en caractères plus petits, « Accès réservé au personnel
». Raoul avait proposé qu’on ajoute aussi : « Attention, envol
de thanatonautes », comme on indique : « Attention, pistes de
décollage » à proximité des aéroports. L’idée nous avait
beaucoup amusés.
Le président
Lucinder inaugura classiquement le bâtiment en fracassant une
bouteille sur sa porte. Du vrai champagne, cette fois, pas du
mousseux. On ne lésinait plus.
Une
soirée de présentation avait été organisée dans le penthouse, à
l’intention de la presse. Le chef de l’État prononça un petit
discours nous félicitant de nos efforts et nous encourageant à
conserver la tête dans la course à la conquête du « Continent
Ultime ». Debout sur une estrade cernée de plantes grasses, il
énuméra tristement les colonies perdues par la France : Canada,
Inde, Afrique occidentale, uniquement parce qu’elle n’avait pas
su conserver son avance.
- Cette fois, nous demeurerons les premiers, conclut-il avec force.
Puis, sous les
flashes des reporters, il nous décora tous les quatre d’une
distinction qu’il avait imaginée spécialement à notre intention
: la Légion d’honneur thanatonautique. La médaille représentait
un homme aux ailes d’ange fonçant vers un cercle de feu.
Peut-être, à cet
instant même où nous nous réchauffions à la chaleur du succès et
de la gloire, la mort était-elle en train de nous contempler d’en
haut, tout comme des piranhas s’amusent à considérer depuis la
rivière boueuse les enfants d’un village lacustre en train de
fabriquer un plongeoir de fortune avec des planches rafistolées.
Je chassai ces
pensées et revins à l’ambiance bruyante de notre réception. Le
journaliste de RTV1 était encore là, il posait des questions à
Amandine mais celle-ci semblait peu encline à lui répondre.
Amandine la muette. Il fallait la regarder, c’est tout. Mais ce
journaliste ne savait plus regarder. Il posait des questions et
n’écoutait pas les réponses, il filmait sans voir. À force
d’utiliser les sens artificiels du micro et de la caméra, il avait
atrophié ses sens naturels. Pourtant, Amandine était si belle. Elle
portait ce soir-là un fourreau lamé noir mais j’évitais ses yeux
bleu marine qui m’attiraient comme deux gouffres sans fond.
Ma mère profita
d’un instant de répit du journaliste de RTV1 pour l’abreuver de
réponses à des questions qu’il n’avait pas songé à lui poser.
« Oui, un magasin thanatonautique allait ouvrir », « Oui, ce
magasin proposerait des tee-shirts et gadgets rappelant les
expériences thanatonautiques », « Non, il n’y aurait pas de
soldes avant l’été ».
Le président
poursuivait son laïus sur l’estrade, se gargarisant de ses propres
trouvailles.
- Cet insigne, proféra Lucinder, brandissant sa médaille, est destiné à récompenser tous ceux qui contribueront aux progrès de la thanatonautique, y compris nos collègues étrangers qui pourront venir ici collaborer avec nous. Bonne chance à tous !
Sacré Lucinder. Il
était vraiment prêt à n’importe quoi pour avoir son nom dans les
manuels d’histoire. Être le président qui avait encouragé les
expériences sur la mort ne lui suffisait pas. Pour être certain de
marquer les esprits dans le temps et dans l’espace, il lui avait
fallu aussi inventer sa médaille, la « médaille Lucinder » et son
thanatodrome. Un lieu qui, à n’en pas douter, prendrait un jour le
nom de thanatodrome Lucinder comme les aéroports J. F. Kennedy ou
Roissy-Charles de Gaulle.
Quant à son idée
de faire venir ici tous les thanatonautes victorieux, elle nous
permettrait de ne jamais être dépassés par des étrangers. Bien
joué.
Je lui portai un
toast.
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