Plus de doute
possible. La communauté scientifique, l’opinion publique et la
presse saluaient la réussite du projet « Paradis ». Le comité
d’experts, venu au Palais des Congrès pour nous accabler, remit au
Parlement un rapport reconnaissant au contraire notre mérite et
notre sérieux.
Plus personne
n’osait parler du « laboratoire de la mort programmée » ou du «
charnier présidentiel ».
« Qu’est-ce que
la mort ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que la mort ?
Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que
la mort ?…»
Je pourrais écrire
cette phrase vingt pages durant. Il faudrait au moins ça pour
restituer le degré d’avidité de savoir qui m’habitait.
Quand on ne sait
pas, on ne se pose pas trop de questions, mais quand on commence à
disposer d’un début d’explication, on veut à tout prix tout
savoir, tout comprendre.
La mort était
devenue un mystère à portée de mes neurones et mon cerveau
réclamait davantage d’informations.
Le fait de l’avoir
approchée, presque contrôlée, aurait dû me rassurer. « La mort,
ce n’est que ça. Un pays où l’on peut effectuer un aller-retour
! » Hercule, précurseur, s’était déjà rendu en enfer pour
affronter Cerbère. Pourquoi pas nous ?
Raoul avait
réussi son coup, j’étais désormais tenaillé par le désir de
savoir ce qui arrivait aux hommes après leur décès. Que
m’arriverait-il, à moi, lorsque tout serait fini ? Après tout, si
la vie était un feuilleton, autant savoir quand s’achèverait le
dernier épisode.
Pour ma part,
j’étais encore sous le choc. Les questions se multipliaient dans
ma tête. L’Homme pouvait-il, à force d’imagination et de
conviction, conquérir toutes les dimensions ? Quelles étaient ses
limites ? Et surtout, qu’était-ce que la mort, la mort, la mort ?…
Le président
Lucinder nous réunit en conférence à l’Elysée. Il nous
accueillit dans sa salle de travail, lieu bourré d’ordinateurs et
d’écrans de contrôle, quasiment austère, très éloigné en tout
cas du splendide bureau d’apparat où il recevait d’ordinaire ses
visiteurs officiels dans un luxe
Louis XV.
Le
chef d’État nous expliqua que nous devions à présent mettre les
bouchées doubles. Nous en avions fini avec les sceptiques. Nous
étions maintenant aux prises avec de nouveaux adversaires : les
copieurs. En effet, pour prix de notre gloire, partout de par le
monde se construisaient des thanatodromes.
- Pas question de se laisser doubler par les Américains ou les Japonais. Ça s’est déjà vu dans l’aviation, pestait-il. Les frères Wright ont prétendu avoir fabriqué le premier avion alors que nous savons tous que le premier à en avoir mis un au point a été Clément Ader ! Vous avez réussi un décollage, prenez garde, il y en aura certainement pour prétendre vous avoir devancés dans l’au-delà.
Après notre
triomphe au Palais des Congrès, constaté par un large public,
j’imaginais mal quelque obscure équipe étrangère se présentant
pour nous contester la primauté de la recherche.
Je protestai.
- Nous disposons de la formule chimique précise du booster d’un « champion » à présenter à la face du monde, nous avons même inventé le vocabulaire des voyages entre les deux mondes. Notre précédent historique est incontestable et notre avance si grande que les autres mettront du temps à nous rattraper.
Lucinder leva les
bras au ciel.
- Pensez-vous ! Pendant que nos députés chipotent sur nos crédits, des universités américaines mettent des sommes considérables à la disposition de leurs chercheurs. Et ils ne travailleront pas dans les bas-fonds d’une prison, eux ! Avec un fauteuil de dentiste davantage digne d’une salle de musée que d’un lieu d’expérimentation ! Non, ils nageront dans le luxe, avec tous les appareils les plus modernes du monde ! D’ailleurs, nous allons nous aussi passer à la vitesse supérieure. Je ne vois qu’un moyen de subvenir à vos besoins : professeur Razorbak, docteur Pinson, mademoiselle Βallus et monsieur Félix Kerboz, vous êtes dorénavant directement rattachés à la Présidence. Je vous nomme hauts fonctionnaires d’État.
C’était Conrad
qui allait en faire une tête quand je lui annoncerais ça.
- Parfait. Nous allons pouvoir améliorer notre labo, se félicita Raoul.
Lucinder
l’interrompit :
- Ah non, Razorbak, plus de bricolage ! C’est de compétition internationale qu’il s’agit. Notre pays a son rang à tenir dans le monde. De surcroît, nous n’avons plus aucune raison de nous cacher. Au contraire, il nous faut opérer au grand jour. Nous construirons donc un nouveau thanatodrome, plus moderne et plus spacieux. Il faut construire un lieu « historique ». Un nouvel arc de triomphe. L’arc de triomphe des conquérants de la mort.
Comme beaucoup
d’hommes politiques, Lucinder s’enivrait de ses propres paroles.
En même temps, il prenait plaisir à galvaniser une troupe qu’il
considérait sienne. Nous constituions ses troupes d’élite, son
commando personnel d’explorateurs prêts à tout pour l’aider à
entrer dans l’Histoire.
Pourtant, nous ne
partagions pas les mêmes ambitions. Si lui était en quête
d’immortalité, nous, nous recherchions l’aventure et voulions
percer un mystère aussi vieux que l’humanité même.
Un huissier, collier
doré autour du cou, ouvrit la porte à grand bruit. L’audience
était terminée. D’autres affaires appelaient le Président. Il
était temps pour nous de déguerpir.
- Nos services spécialisés me tiendront au courant des progrès de nos adversaires, dit-il (et, en guise d’adieu, il ajouta :) Et maintenant, mademoiselle, messieurs, confiance et au travail !
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