À l’euphorie,
succéda l’amertume. Nous nous étions envolés avec la réussite
de Kerboz, nous retombions parmi les pelletées d’injures et
poursuivis par l’opprobre général.
Le
directeur de Fleury avait réussi son effet. L’affaire prenait
chaque jour plus d’ampleur. Les journaux renchérissaient dans
l’offensive. Des éditorialistes suggéraient qu’on nous fasse
subir nos propres expériences. Des sondages révélèrent que 78 %
de la population souhaitaient nous mettre au plus vite hors d’état
de nuire derrière de solides barreaux.
Un juge
d’instruction ouvrit une enquête. Il nous convoqua à tour de
rôle. Il me promit un traitement de faveur si je chargeais mes
complices. Je suppose qu’il s’engagea de même envers les autres.
Dans le doute, je préférai rester coi.
Le juge ordonna
une perquisition et des policiers sondèrent mon appartement,
démontant mon plancher latte par latte comme si j’avais pu cacher
des cadavres là-dessous !
L’assemblée des
copropriétaires me somma aimablement de déguerpir avant la fin du
trimestre. La concierge m’expliqua que ma présence dans l’immeuble
en faisait baisser le prix du mètre carré.
J’osais à peine
sortir de chez moi. Dans les rues, les enfants me couraient après en
hurlant : « Le boucher de Fleury-Mérogis, le boucher de
Fleury-Mérogis ! » Pour nous tenir chaud les uns les autres, nous
prîmes l’habitude, avec Amandine, de nous retrouver régulièrement
chez Raoul. Lui semblait prendre les choses avec nonchalance. Ces
contretemps passagers n’entraveraient pas la marche de l’histoire,
estimait-il.
Il avait
cependant du mérite à demeurer aussi serein. Il avait été limogé
de son poste de chercheur au
CNRS. Sa Renault 20
décapotable avait explosé dans un attentat revendiqué par un «
Comité des prisonniers survivants » inconnu jusqu’à ce jour. Sur
la porte de son immeuble était bombé en grosses lettres rouges : «
Ici demeure le meurtrier de 123 innocents. »
Comme nous nous
remontions mutuellement le moral en nous rappelant l’essor de
Kerboz, un homme au chapeau enfoncé jusqu’aux yeux sonna à la
porte. Le président Lucinder en personne. C’était la première
fois que je le voyais. Après de rapides présentations, il nous
transmit les dernières informations sur notre affaire. Il ne fut pas
très encourageant. Se plantant devant la table comme s’il tenait
meeting, il déclama :
- Mes amis, apprêtons-nous à affronter la tempête. Ce que nous avons subi jusqu’ici n’est rien auprès de ce qui nous attend. Amis et ennemis politiques se sont ligués pour me régler mon compte. Ils se fichent bien de quelques prisonniers expédiés ad patres mais beaucoup souhaiteraient devenir calife à la place du calife. Je me méfie surtout de mes amis, eux savent comment m’atteindre. Je regrette de vous avoir entraînés dans cette tourmente, mais après tout nous savions les risques que nous prenions. Si seulement cet ingrat de Mercassier et cet imbécile de directeur de Fleury-Mérogis ne nous avaient pas trahis !
Le Président
baissait les bras. J’étais au bord de la panique. Raoul, fidèle à
lui-même, ne cilla pas, même quand un pavé vint défoncer une
fenêtre du salon.
Il servit du whisky
à la ronde.
- Vous vous trompez tous. Jamais les circonstances ne nous ont été aussi favorables, déclara-t-il. Sans ces fuites imprévues, nous serions encore à bricoler dans les sous-sols de la prison. Désormais, nous œuvrerons au grand jour. Président, le monde entier s’inclinera devant votre audace et votre génie.
Lucinder parut
sceptique.
- Allons, allons, je ne suis plus rien. Ce n’est plus la peine de me flatter.
- Mais si, insista mon ami. Michael avait raison quand il disait qu’il fallait divulguer au plus vite nos résultats à la presse. Félix est un héros. Il mérite célébrité et reconnaissance.
Le Président ne
comprenait pas où Razorbak voulait en venir. Moi, j’avais saisi
d’emblée. À sa place, je lançai :
- Il faut attaquer au lieu de nous cantonner dans la défense. Tous ensemble, tous unis contre les imbéciles !
Au
début, nous avions eu l’impression d’être un groupe de
conspirateurs sur le point d’être pris au piège. Et puis, peu à
peu, nous nous regardâmes. Nous étions peu nombreux, mais nous
avions du cran. Nous n’étions pas spécialement doués, pourtant
nous avions essayé ensemble de changer le monde. Il ne fallait pas
renoncer. Amandine, Raoul, Félix, Lucinder. Jamais je ne m’étais
senti aussi complice d’autres humains.
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