Entièrement
meublé en style Louis
XV, le bureau présidentiel était fort vaste. La pièce
était peu éclairée, mais suffisamment pour discerner des tableaux
illustres et de coquines sculptures grecques. L’art était une
bonne façon d’impressionner les béotiens. Benoît Mercassier,
ministre de la Recherche, ne l’ignorait pas. Il savait aussi que,
même s’il ne distinguait pas son visage, le président Lucinder
était là, assis en face de lui. La lampe du bureau n’éclairait
que ses mains mais l’épaisse silhouette lui était familière, le
labrador noir, à ses pieds, aussi.
C’était la
première entrevue entre les deux hommes depuis l’attentat qui
avait failli coûter son chef à la Nation. Pourquoi le Président
l’avait-il contacté, lui, précisément, alors qu’il y avait
tant de dossiers de politique intérieure ou étrangère à régler
de bien plus grande urgence que les problèmes de chercheurs toujours
en quête de subsides ?
Comme Mercassier
n’en pouvait plus du silence qui s’éternisait, il osa le rompre
le premier. Il hésita et opta pour quelques banalités de
circonstance :
- Comment allez-vous, monsieur le Président ? Il semblerait que vous vous remettiez bien de votre opération. Ces médecins ont accompli des miracles.
Lucinder songea
qu’il se serait volontiers passé de ce type de miracles. Il
s’avança dans la lumière. Des yeux gris particulièrement
brillants se posèrent sur l’interlocuteur recroquevillé sur une
chaise de brocart rouge.
- Mercassier, je vous ai convoqué car j’ai besoin de l’avis d’un expert. Vous seul pouvez m’aider.
- J’en serais enchanté, monsieur le Président. De quoi s’agit-il ?
Se penchant en
arrière, Lucinder replongea dans la pénombre. C’était étrange,
le moindre de ses gestes dégageait une insolite majesté. Quant à
son visage, il paraissait être devenu soudain plus… (Mercassier
s’étonna de l’adjectif qui lui vint à l’esprit) plus humain.
- Vous avez une formation de biologiste, n’est-ce pas ? émit Lucinder. Dites-moi, que pensez-vous des expériences post-comatiques ?
Mercassier le fixa,
interloqué. Le Président s’agaça :
- Les NDE, les Near Death Expériences, ces gens qui au dernier moment sortent de leur corps et puis reviennent à cause, enfin, grâce aux progrès de la médecine ?
Benoît Mercassier
n’en croyait pas ses oreilles. Voilà que Lucinder, si réaliste
d’ordinaire, s’intéressait à présent à des phénomènes
mystiques. Ce que c’était que d’avoir côtoyé la mort ! Il
hésita.
- Je pense qu’il s’agit d’une mode, d’un phénomène de société qui passera comme tant d’autres avant lui. Les gens ont besoin de croire au merveilleux, au surnaturel, qu’il existe autre chose que ce monde matérialiste ici-bas. Alors quelques écrivains, des gourous, des charlatans en profitent pour en faire leur fonds de commerce en racontant des sornettes. Ce besoin est ancré depuis toujours dans l’homme. Les religions en sont la preuve. Il suffit de promettre le paradis dans un futur imaginaire pour que les gens avalent plus facilement l’amère pilule du présent. Crédulité, sottise et naïveté.
- C’est vraiment là
ce que vous pensez ?
- Bien sûr. Quel
plus beau rêve que celui d’un au-delà paradisiaque ? Quel plus «
faux » rêve ?
Lucinder toussota :
- Et pourtant, s’il y avait quelque chose de vrai dans ces… racontars ?
Le scientifique
ricana :
- Depuis le temps, il
en existerait des preuves. C’est l’histoire de l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours.
De nos jours, tout fonctionne à l’envers. C’est aux sceptiques
d’apporter la preuve que leurs doutes sont fondés. Il suffit que
n’importe qui annonce la fin du monde pour demain pour qu’on
exige des spécialistes qu’ils prouvent qu’elle n’aura pas
lieu.
Lucinder s’efforça
à l’impartialité.
- Pas de preuves, dites-vous ? Peut-être qu’il n’y en a pas parce que nul n’en a cherché ? Existe-t-il seulement une étude officielle sur le sujet ?
- Heu, pas à ma connaissance, fit Mercassier, troublé. Jusqu’ici, on s’est contenté d’enregistrer de douteux témoignages. Que se passe-t-il ? Ce sujet vous intéresse-t-il ?
- Oh ! oui, Benoît ! s’exclama Lucinder. Beaucoup même, parce que l’homme qui a vu l’ours, comme vous dites, et directement même, eh bien, c’est moi.
Le ministre de la
Recherche contempla son Président avec incrédulité. Il se
demandait si, après tout, l’attentat n’avait pas laissé chez
son vis-à-vis d’irrémédiables séquelles. Son cœur ayant été
atteint, le cerveau n’avait pas été irrigué plusieurs minutes
durant. Certaines zones se seraient-elles nécrosées ? Serait-il à
présent victime de délires psychotiques ?
- Cessez de me
dévisager ainsi, Benoît ! s’exclama durement Lucinder. Je viens
de vous annoncer que j’ai vécu une NDE,
pas que je vais instaurer un État communiste !
- Je ne vous crois pas, riposta d’instinct le scientifique.
Le Président haussa
les épaules.
- Je n’y aurais pas cru moi-même si cela ne m’était pas arrivé. Mais voilà, ça m’est arrivé. J’ai entrevu un continent merveilleux et je voudrais en apprendre davantage là-dessus.
- Entrevu… De vos yeux vu ?
- Mais oui.
Toujours rationnel,
Mercassier proposa une explication :
- Avant
de mourir,
le corps produit souvent des morphines
naturelles en abondance.
De quoi griser l’agonisant avant le grand départ, comme une
petite gourmandise chimique en guise d’ultime feu d’artifice…
Il y a sûrement là de quoi provoquer quelques fantastiques
hallucinations, « continent merveilleux » ou autres. C’est sans
doute ce qui vous est arrivé sur la table d’opération.
Dans le halo de
la lampe de bureau, Lucinder n’avait pas l’air halluciné. Au
contraire. Son cerveau serait-il quand même endommagé ? Fallait-il
alerter les autres ministres, la presse, mettre le Président hors
d’état de nuire avant qu’il n’engage le pays dans quelque
opération démentielle ? Benoît Mercassier se tordit les mains sous
son siège. Mais en face, son interlocuteur reprenait déjà, très
calme :
- Je connais les effets de la drogue, Benoît. Je me suis déjà drogué et je sais faire la différence entre un début d’overdose et le réel. Combien de fois ne m’avez-vous pas répété que, dans n’importe quel domaine scientifique, il suffit d’investir en abondance pour parvenir rapidement à des résultats ?
- Certes, mais…
- Un pour cent du budget des Anciens Combattants, attribué en douce, ça vous va ?
Mercassier était au
supplice.
- Je refuse. Je suis un vrai scientifique et je ne peux me prêter à une pareille mascarade.
- J’insiste.
- Dans ce cas. Je préfère démissionner.
- Vraiment ?
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