De nouveau je vole
vers le Paradis en compagnie de mes amis. Mais cette fois, nos
cordons ombilicaux sont coupés et nous savons que, pour cette
existence-ci, ce sera le dernier voyage.
Rose, Amandine et
moi avons péri dans nos appartements du thanatodrome des
Buttes-Chaumont, victimes d’un Bœing fou. Villain a trébuché
chez lui dans sa cuisine et heurté de plein fouet l’angle aigu de
sa machine à laver la vaisselle. Nous avons tous décollé à la
même seconde. Sans appareils, sans uniformes, sans trônes, sans
presser de poire. Sans égrener nos fameux « six… cinq… quatre…
trois… deux… un. Décollage ».
Nous ne sommes
plus des thanatonautes. Nous sommes des défunts du jour, contents
quand même d’être ensemble pour cet ultime périple.
Nous traversons à
toute allure le système solaire et sa périphérie. Nous planons
presque avant de filer vers le centre de la galaxie.
Nous n’éprouvons
plus aucune appréhension aux portes de la mort. Sur le Continent
Ultime, nous sommes désormais chez nous. Nous y avons si souvent
excursionné, comme d’autres à Palavas-les-Flots ou à Trou ville.
Je ne prête pas
attention aux clins d’œil de la femme en satin blanc au masque de
squelette. Il y a longtemps que je ne redoute plus ses orbites vides
et son rictus édenté.
Nous passons par
toutes les couleurs d’une mort ordinaire. Bleu, noir, rouge,
orange, jaune, vert, blanc. Il semble cependant qu’en haut lieu on
soit pressé de nous voir. Nous fonçons parmi la foule des trépassés
en attente comme si nous étions encore des thanatonautes.
Bientôt, nous
débouchons sur la montagne de lumière. Nous ne nous sommes pas
trompés. Les archanges sont là à nous attendre. Pour mieux nous
parler, ils interrompent le fleuve des trépassés, sans se
préoccuper des protestations d’ectoplasmes pressés.
Saint
Pierre paraît navré. Comme d’habitude, c’est lui qui se charge
des explications. Depuis les temps les plus reculés, il y a toujours
eu des thanatonautes pour vouloir explorer le Continent Ultime. Les
anges accueillaient leurs rares visiteurs avec gentillesse et leur
ont confié volontiers les mystères du Paradis. Au retour, certains
ont voulu transmettre ces «
révélations » aux autres humains. Abraham.
Jésus,
Bouddha, Mahomet,
et tant d’autres ont apporté leur témoignage. Ainsi sont nés la
Bible, le Livre
des morts tibétain, l’Évangile,
le Coran, le
Tao-tô-king
chinois… et tous les livres sacrés du monde.
Les
anges avaient fait de ces humains des Grands Initiés et ceux-ci ne
s’étaient pas montrés ingrats. Ils avaient cherché à faire
profiter de leurs connaissances toutes
les générations à venir afin que celles-ci progressent,
s’améliorent et avancent plus rapidement vers l’état d’esprit
pur. Les Grands Initiés avaient ainsi apporté leur contribution et
aux hommes et aux cieux.
Ils avaient
cependant entouré leurs « révélations » de mystère, de
mysticisme, de symboles hermétiques. Ils les avaient dissimulées
sous une chape de légendes et de mythologies étranges. Or nous,
qu’avions-nous fait ? Nous avions brisé le secret, nous avions
trahi et, du même coup, fourvoyé nos congénères et semé le
trouble sur la Terre.
Les
anges avaient toujours été bienveillants envers les Grands Initiés
car, jusqu’à nous, tous avaient été des sages. Nous, nous avions
été des inconscients. Nous avions appris à tous le sens de la vie
et le sens de la mort. Nous les avions répandus à tort et à
travers. Nous avions convié n’importe qui à nous suivre. Nous
avions amené des touristes en pagaille là où le mystère doit
rester mystère et le secret, secret.
« Le sage cherche
la vérité, l’imbécile l’a déjà trouvée. »
L’archange
Gabriel agacé nous parle de notre « œuvre ». Des batailles pour
la possession du Paradis, des panneaux publicitaires dans les
couloirs de la mort, un Entretien avec un mortel publié dans la
grande presse, des karmographes à foison… Ah ! que de désordres !
Il était vraiment grand temps de mettre un terme à nos stupides
agissements.
- Très bien, dit Rose. On va redescendre sur Terre et défaire tout ce que nous avons fait !
- Plus la peine, ricane Satan. On n’a plus besoin de vous en bas. Nous y avons mis le temps, mais nous avons finalement décidé de laisser la police des anges intervenir. Regardez ce qui se passe en ce moment.
Un
chérubin
projette des bulles
d’images. Des thanatodromes, grands et petits, officiels et
officieux, explosent, frappés par la foudre. Les trônes de
décollage gisent désarticulés. Les manuels d’histoire de la
thanatonautique se désagrègent en poussière. Le musée de la Mort
du Smithsonian Institute de Washington est en flammes, la boutique de
ma mère aussi. Les publicités ectoplasmiques se dissolvent sous nos
yeux. Un typhon passe sur le bas monde, balayant au passage tout ce
qui, de près ou de loin, a trait à la thanatonautique, l’effaçant
à jamais de l’esprit des humains. Toute l’œuvre de notre
précédente vie retourne au néant.
- Vous avez voulu jouer aux dieux, tonne l’archange Gabriel. Mais les hommes doivent comprendre la vérité par eux-mêmes. Le savoir sacré ne saurait être vulgarisé.
Je m’interroge
soudain :
- C’est pour ça que vous avez déjà tué Raoul ?
- Oui. Il était le premier et le plus dangereux d’entre vous.
Le courroux gagne
jusqu’à un charmant séraphin.
- Encore un peu et avec votre manie de mettre de la lumière là où doit régner l’obscurité, il y aurait eu des lampadaires et des prostituées sur le chemin de la réincarnation.
Timidement, je tente
de nous défendre :
- Nous ne sommes que de simples humains et comme tous les humains nous commettons des erreurs.
- Non, gronde l’archange Michel. Vous êtes de Grands Initiés. Au lieu d’en jouir dans le silence, vous avez étalé le sens de la vie et ainsi annihilé le moteur même de l’existence : la curiosité, l’envie d’apprendre, d’avancer sur le chemin du savoir.
- Mais c’est justement ce que voulait Raoul !
- Et c’est ce qui lui a valu précisément d’être initié. Mais notre savoir ne souffre pas d’être galvaudé. Même les membres des sectes les plus farfelues, même les illuminés d’un jour ont toujours compris qu’ils devaient se tenir cois et ne s’exprimer que par métaphores. Mais vous vous êtes crus plus malins que les autres. Vous vouliez populariser la « mort », vous avez tout gâché…
Les archanges
reprennent la litanie de nos fautes.
- Vous avez dessiné et vendu des cartes géographiques du Paradis, annonce d’un air navré l’archange Raphaël.
- Vous avez publié des… manuels touristiques.
- Vous avez élaboré des machines à mourir.
- Vous avez répété nos paroles.
- Vous avez suscité des milliers d’âmes errantes en encourageant le suicide.
- Vous nous regardez sans terreur.
- Vous nous manquez de respect.
- Vous nous considérez comme vos serviteurs et non comme des maîtres.
Les trépassés en
attente de jugement cessent de s’impatienter pour s’intéresser à
la scène. Depuis tout le temps qu’ils sont ici, ils n’ont encore
jamais vu les archanges perdre leur imperturbabilité pour s’exciter
ainsi contre de pauvres ectoplasmes.
- Traîtres, vous n’êtes que des traîtres !
Une question me
tracasse depuis le début de ces réprimandes. J’interromps pour la
poser.
- D’accord, mais dans ce cas, pourquoi nous avez-vous laissés faire ?
Quelques anges
affichent une expression sardonique. Peut-être sont-ce là les «
policiers célestes » qui sont intervenus contre nous. Apparemment,
ceux-là souhaitaient nous mettre hors d’état de nuire dès le
début. Ce sont les autres, ceux qui s’énervent maintenant, qui
nous ont autorisés à continuer.
L’archange Gabriel
n’en mène pas large.
- Nous voulions savoir jusqu’où vous oseriez aller.
- Nous aussi, nous éprouvons parfois de la curiosité à l’égard des humains, ajoute l’archange Michel, honteux. Ils ont parfois l’esprit si tortueux… Pour le père de Raoul, il y avait déjà eu des conciliabules. Avec sa thèse La Mort cette inconnue, il avait dépassé les bornes. Sa publication aurait levé trop de voiles.
Ensuite,
quand son fils a pris la relève, nous nous sommes demandé que faire
de ces thanatonautes qui considéraient la découverte de la mort
comme un sport. Il y avait les curieux comme moi, donc partisans du
oui. En face, il y avait les partisans du non et la « police céleste
» qui ne cessaient de tirer la sonnette d’alarme. Cependant, en
haut, dans leur majorité, les soixante-douze anges blancs principaux
et leurs soixante-douze doubles noirs estimaient qu’il fallait
attendre et voir. Ils ont conseillé aux anges d’en bas, notre
police, de ne pas s’affoler. La thanatonautique, pensions-nous,
s’autodétruirait d’elle-même. Des humains ordinaires seraient
incapables de se concentrer suffisamment pour mener à bien une
expérience aussi cruciale. Mais vous n’étiez pas des humains
ordinaires. Vous êtes arrivés jusqu’à nous et méritiez ainsi de
devenir de Grands
Initiés. Seulement après, vous avez provoqué trop de dommages.
Ah ! Ces agences de voyages ectoplasmiques… Même avec la meilleure
volonté, les anges ne pouvaient plus tolérer pareilles incursions
dans leur monde secret. Pas plus que des hommes affirmant : « Je
sais tout. » Vous auriez dû méditer l’allégorie
biblique d’Adam et la pomme de la connaissance. Il ne faut jamais
atteindre la connaissance absolue, seulement tendre vers elle…
- En ce qui vous concerne, en tout cas, la plaisanterie est terminée, tranche l’archange Raphaël. La thanatonautique est morte en même temps que vous.
- Mais c’est trop tard, se lamente Rose. Trop de gens ont lu nos ouvrages. Le souci du karma est entré dans les mœurs de tous.
L’archange
Gabriel l’interrompt d’un geste dédaigneux.
- Vous commettez de nouveau le péché de douter de notre puissance, nous qui avons déjà envoyé un Déluge noyant tous les péchés de l’humanité. Après toutes ces images que nous vous avons montrées, vous nous estimez toujours incapables d’implanter l’oubli dans les mémoires ? Dans toutes les mémoires ?
- Nul ne se souviendra de votre action, déclara saint Pierre. Vous ne serez plus qu’une autre de ces vagues légendes auxquelles personne ne croit vraiment, comme le monstre du Loch Ness, le yéti de l’Himalaya ou le triangle des Bermudes. Des mythes évoqueront sans doute les thanatonautes mais vous m’entendez : personne ne s’imaginera que la thanatonautique a réellement existé. Je vous en fais le serment solennel. Elle ne sera plus qu’une arrière-pensée dans l’esprit de gens particulièrement sensibles.
- Et Stefania ? Demandé-je.
- Stefania oubliera aussi. Mais, contrairement à vous, elle sera épargnée car elle a tenté de poursuivre l’œuvre de Satan en des temps où, avec tous ces mièvres, ces gentils et ces superstitieux, il avait vraiment besoin d’un coup de main. Satan acquiesce, content. Les mères s’angoissent :
- Et Freddy junior ?
- Et Pimprenelle ?
- Ils oublieront aussi. Ne redoutez rien pour eux. Ils ne seront pas châtiés pour les péchés de leurs parents.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire