Cette nuit-là je
fis un rêve.
Le rêve avait été
si fort, si réaliste, si logique, si cohérent et si effrayant en
même temps, que je m’empressai de le consigner au réveil en ses
moindres détails. En voici le récit, tel que je le rédigeai ce
matin-là.
«
L’archange Gabriel descend sur Terre pour s’adresser à
l’assemblée générale des Nations unies. Son discours est simple
et direct. Les humains ne cessant de se reproduire, ses services,
dit-il, sont complètement submergés par les défunts de chaque
jour. Sept
milliards d’humains,
c’est trop ! Comment peser toutes ces âmes avec seulement trois
juges-archanges, même travaillant vingt-quatre heures sur
vingt-quatre ! Le pays orange est saturé d’âmes en attente. Les
dossiers sont bâclés. Il y a eu des erreurs. Des sages ont été
réincarnés en gangsters tandis que de parfaites crapules devenaient
esprits purs, avec un cycle de réincarnations prématurément et
injustement interrompu.
L’archange
Gabriel présente donc un choix aux humains : soit réguler enfin
convenablement les naissances, soit envoyer de l’aide au ciel.
Après tout, puisque des ectoplasmes issus de corps vivants viennent
jusqu’aux abords du Continent Ultime, pourquoi ne resteraient-ils
pas pour aider à recenser et à contrôler les fiches karmiques ?
Réunis en
session d’urgence, les chefs d’État de la planète comprennent
parfaitement le problème. Ils reconnaissent qu’il leur est
impossible d’imposer un strict contrôle des naissances. Ils optent
donc pour la seconde solution : l’envoi de fonctionnaires
ectoplasmiques au Paradis.
Une
nouvelle caste de ronds-de-cuir voit le jour. Des habitués de la
paperasse se transforment tous les matins en agents ectoplasmiques et
s’assoient sur leurs trônes de décollage tout comme d’autres, à
la même heure, prennent le métro ou leur train de banlieue.
Là-haut, les anges ont prévu pour eux des bureaux où ils
analyseront tout à leur aise les fiches de leurs clients.
Bien sûr, ces
fonctionnaires internationaux sont tous assermentés. Cependant, l’un
d’eux commet la première incartade en avertissant son fils, après
consultation de sa fiche, que s’il ne cesse pas de terroriser ses
camarades de classe, il sera réincarné en limace.
Cela semble anodin,
pourtant le serment est brisé.
Nul n’est
parfait et les administrations, allant toujours en se développant
avec l’accroissement des populations, les ectoplasmes assermentés
sont bientôt si nombreux que les incidents se multiplient.
Par exemple, en ce
qui concerne le gamin qui s’entête à jouer les mauvaises têtes,
son père finit par modifier un peu sa cordelette, histoire
d’arranger le karma de son rejeton. Il ajoute 100 points. Hop là !
Vite fait. Pas vu, pas pris.
Mais il n’y a
pas que la famille, il y a les amis. Et les amis des amis… Et ceux,
toujours bien informés, qui, sachant que les fonctionnaires, même
assermentés, ne sont jamais si bien payés que ça, s’arrangent
pour découvrir leur identité et leur adresser une enveloppe à bon
escient. Quelques billets, et voilà une bonne réincarnation
d’assurée !
Peu à peu, il
s’instaure un véritable marché noir des bonnes réincarnations.
Les riches paient pour savoir où en est exactement leur karma et
combien de péchés ils peuvent encore se permettre. D’avance, ils
s’assurent de renaître dans des familles aisées et en excellente
santé. De sorte que les riches restent riches et sains dans leur vie
suivante. Les pauvres restent pauvres et malades dans leur existence
suivante.
Ce n’est plus
un rêve, c’est un cauchemar. Une nouvelle bourgeoisie apparaît :
les Thanatocrates.
Quel que soit son
comportement ici-bas, il devient impossible d’être réincarné en
mieux si on n’a pas les moyens financiers pour soudoyer un
fonctionnaire ectoplasmique. Autrefois, ce qui effrayait le plus les
populations, c’était de commettre des péchés. Désormais, c’est
d’être pauvre, parce qu’on sait qu’on le demeurera à jamais,
pour toutes ses réincarnations, sans aucune possibilité de sortir
de ce cercle vicieux d’échec.
Toutes les règles
du jeu en sont modifiées. On ne vit plus que pour l’argent. Tout
est bon pour en obtenir : le vol, la prostitution, l’escroquerie,
le crime, le trafic de drogue.
C’est le
contraire de la période vertueuse. Tout acte ne vise qu’à la
conquête d’argent.
Mon fils Freddy est
assailli par des racketteurs à la sortie du lycée. Ma femme Rose se
fait arracher son porte-monnaie au supermarché.
La mafia renaît
de ses cendres. Nul n’hésite plus à engager des tueurs
professionnels pour s’emparer des biens d’autrui ou se
débarrasser d’un rival commercial. Avoir de l’argent permet de
se refaire une virginité karmique, alors pourquoi se gêner ?
Le monde est
entièrement dominé par l’argent. Les restes des différentes
religions lancent une campagne pour que les humains cessent de se
mêler des affaires du Paradis.
Mais renoncer à
l’au-delà, c’est rendre à nouveau toutes les responsabilités
aux anges, or ceux-ci ne sont plus capables de gérer les sept
milliards d’habitants de la planète. Le monde devient donc de plus
en plus sauvage et de plus en plus ignorant…»
Je m’étais
éveillé frissonnant et en sueur. Était-il possible que nous nous
soyons fourvoyés à ce point ?
J’en étais
convaincu, les anges m’avaient adressé un message par leur voie de
communication habituelle : le rêve. Et sa teneur en était claire :
tout arrêter avant que la situation ne dégénère au point de
devenir incontrôlable.
Rapidement, je me
douchai, m’habillai et descendis déjeuner avec les autres au café.
Je n’y trouvai que Raoul. Junior était déjà parti à la
maternelle. Amandine et Rose étaient allées faire des courses.
Je regardai le
chat du bistrot. Il avait l’air tranquille. Le genre de chat qui a
tout compris et ne fait que se prélasser dans sa réincarnation.
Heureuse bête. Elle renaîtrait probablement sous la forme de
quelqu’un de très relax.
C’est alors
qu’un policier bondit dans le café en hurlant. Il était difficile
de comprendre ce qu’il beuglait mais en gros cela signifiait : «
Votre thanatodrome, ils sont en train de saccager votre thanatodrome
! »
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