Dès l’âge de
dix-huit ans, je décidai de devenir médecin. J’entamai les études
idoines et, était-ce vraiment un hasard ? Je choisis comme
spécialités l’anesthésie et la réanimation.
Je me retrouvai au
cœur du temple, responsable de vies humaines inquiètes de survivre.
Peut-être avais-je aussi souhaité frayer parmi ces prêtresses
qu’on disait nues sous leur blouse blanche. En tout cas, j’eus
tôt fait de vérifier qu’il s’agissait là d’une mythologie.
Les infirmières sont souvent en tee-shirt.
J’avais
trente-deux ans quand Raoul revint sans crier gare dans mon
existence. Il téléphona et me donna évidemment rendez-vous au
cimetière du Père-Lachaise.
Il était encore
plus grand, plus efflanqué, plus maigre que dans mon souvenir. Il
était de retour à Paris. Après de si longues années d’absence,
je fus très flatté que son premier geste ait été de renouer
contact avec moi.
Il eut la
délicatesse de ne pas me parler tout de suite de la mort. Comme moi,
il avait mûri. Plus question de rire de tout, à tort et à travers.
Plus de jeux de mots stupides, de calembours ou de contrepèteries.
Il était
maintenant chercheur en biologie au CNRS,
avec titre de professeur. Il commença pourtant par évoquer ses
maîtresses. Les femmes ne faisaient que passer dans sa vie car elles
ne le comprenaient pas. Elles le jugeaient trop… morbide. Il pesta
:
- Pourquoi les plus jolies filles sont-elles toujours les plus bêtes ?
- Pourquoi ne dragues-tu donc pas les laides ? Répondis-je.
Nous aurions dû
nous esclaffer mais l’enfance avait passé. Il se contenta de
sourire.
- Et toi, Michael, tu sors beaucoup ?
- Pas vraiment.
Il me donna une
grande tape dans le dos.
- Trop timide, hein ?
- Trop imaginatif, peut-être. Je rêve parfois qu’il existe quelque part une princesse charmante et qu’elle m’attend, moi et personne d’autre.
- Tu crois à la Belle au bois dormant ? Mais si tu sors avec une fille avant de la rencontrer, c’est comme si tu la trompais à l’avance.
- Exactement. C’est l’impression que je ressens à chaque fois.
Les mains
arachnéides de Raoul papillonnaient autour de moi, m’enveloppant
de leur présence protectrice. Comment avais-je pu vivre si longtemps
loin de lui et de sa folie ?
- Ah…,
soupira-t-il. Tu es trop fleur bleue, Michael. Ce monde est trop dur
pour les rêveurs comme toi. Tu dois t’armer pour apprendre à
lutter.
Nous
évoquâmes avec nostalgie notre escarmouche avec les Belzébuthiens.
Il me parla ensuite de ses recherches. Il œuvrait actuellement sur
l’hibernation des marmottes. Comme
beaucoup d’autres animaux, les marmottes étaient capables de
demeurer trois mois1,
cœur ralenti à 90 %, sans respirer, sans manger, sans bouger, sans
dormir. Raoul avait poussé plus loin le phénomène. Après le
sommeil, il voulait frôler les limbes de la mort. Pour provoquer une
hibernation artificielle encore plus profonde chez une marmotte, il
suffisait de la plonger dans un bain réfrigéré à 0°C. La
température interne chutait rapidement, les battements cardiaques
ralentissaient au point de s’arrêter complètement mais la bête
n’en mourait pas pour autant. Il était possible de la réanimer
une demi-heure plus tard, rien qu’en la frictionnant.
Je soupçonnais
mon ami de qualifier d’hibernation2
ce que nous, médecins, appelions « coma ». Cependant, ses
expériences étaient couronnées de succès et, dans les congrès
internationaux, certains le surnommaient déjà « l’éveilleur de
marmottes congelées ».
De but en blanc, je
lui demandai s’il avait découvert d’autres textes anciens sur
l’au-delà. Il s’anima aussitôt. Il n’avait pas osé espérer
que j’aborderais si vite son sujet de prédilection.
Carte du monde d'après Hérodote d'Halicarnasse |
- Les
Grecs !
s’exclama-t-il avec gourmandise. Les Grecs croyaient en des
univers ronds et concentriques3.
Chaque univers
renfermait un univers plus petit que lui, puis un autre plus petit
encore, à la manière d’une cible. Au centre de celle-ci était
le monde grec, celui où vivaient les hommes.
Raoul était lancé.
- Donc, au centre, les Grecs dans le premier monde. Puis autour, les encerclant, les Barbares du deuxième monde, ceux-ci étant eux-mêmes cernés par un troisième, le monde des monstres, comprenant entre autres les hideuses créatures des terres boréales.
Je récapitulai :
- Hommes, Barbares, monstres, trois couches, non ?
- Non, rectifia-t-il vivement, beaucoup plus. Après le monde des monstres, vient la mer. Là se trouve l’île des Bienheureux, paradis où résident les immortels. Là aussi est l’île du Rêve, traversée par un fleuve qui ne coule que la nuit. Elle est recouverte de fleurs de lotus. En son centre est implantée la ville aux quatre portes. Deux laissent entrer les cauchemars, deux autres s’ouvrent aux songes délicieux. Hypnos, le dieu du rêve, contrôle les quatre issues.
- Ouaah !
- Après la mer, poursuivit Raoul, il y a de nouveau une terre. C’est le rivage du continent des morts. Les arbres n’y portent que des fruits secs. C’est là que tous les vaisseaux échouent et que tout s’achève.
Il y eut un
silence, meublé de décors tour à tour paradisiaques ou infernaux.
Raoul rompit l’enchantement en m’interrogeant sur mon métier de
réanimateur-anesthésiste. Il multipliait les questions techniques.
Il voulait savoir quels produits j’utilisais pour mes humains,
estimant qu’ils pourraient aussi bien lui servir pour ses
marmottes.
2Les
hommes aussi ont conservés des instincts d'hibernations. Voir http
://www.lefigaro.fr/sciences-technologies/2009/11/24/01030-20091124ARTFIG00362-l-homme-moderne-sait-encore-hiberner-.php
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