Toujours autant
de casse-cou sur le chemin du Paradis ! Ah ! oui, les décollages
n’avaient plus rien à voir avec ceux des premiers temps quand nous
évoluions, seuls, parmi les défunts.
Désormais, à peine
avait-on quitté la Terre qu’on se retrouvait englué dans une
foule de touristes ectoplasmiques, aux cordons ombilicaux noués à
celui de leur guide, moine recyclé.
Et toujours autant
de réclames, sinon plus ! Des films à ne pas rater dans les
prochaines existences, des publicités pour des repas tout préparés,
des aliments pour chats et chiens familiers, des cigarettes, des
voyages insolites… Et bien sûr, une grande affiche de l’Agence
nationale pour la vie, vantant les mérites du retour à la vie !
Lucinder s’était
efforcé d’instaurer la plus grande sécurité sur le Continent
Ultime. Dès l’entrée, une pancarte projetée par un derviche
tourneur turc donnait le ton :
« Bienvenue au
Paradis. Vous êtes ici à mille années-lumière de la Terre.
Attention, danger ! Interdiction de voyager seul. Veillez à tresser
soigneusement votre cordon ectoplasmique à celui de votre guide. »
S’ensuivaient les
différentes lois édictées avec l’appui des Nations unies :
- Article 1. Le Paradis n’appartient à aucun pays, ni à aucune religion.
- Article 2. Le Paradis est ouvert à tous et nul n’a le droit d’en entraver le libre accès.
- Article 3. Il est interdit de couper le cordon ombilical ectoplasmique d’autrui. Un tel acte est criminel et sera poursuivi comme tel.
- Article 4. Tout corps physique sera tenu responsable des activités de son ectoplasme.
- Article 5. Les touristes thanatonautes sont priés de laisser cet endroit aussi propre qu’ils souhaitent le trouver lors de leur mort effective.
- Article 6. Il est interdit de déranger les anges dans leur travail.
- Article 7. Il est interdit de mémoriser les souvenirs et les fantasmes appartenant à autrui. Chacun est libre propriétaire de ses propres expériences, au Paradis comme ici-bas.
- Article 8. Il est interdit d’apposer des graffitis ectoplasmiques sur les publicités décorant les couloirs.
- Article 9. Il est interdit de se dissimuler derrière les portes comatiques afin de jouer des mauvais tours aux morts en transit.
- Article 10. Il est interdit de parler aux archanges durant la pesée d’une âme.
- Article 11. Il est interdit d’interférer en faveur ou en défaveur d’une âme au moment de la pesée. Aucun témoignage extérieur ne saurait influencer les archanges.
- Article 12. Le Paradis n’est pas un parc d’attractions. Les parents accompagnés de leurs enfants sont priés de bien les tenir en laisse par leur cordon ectoplasmique.
Tout avait été
prévu pour le confort et la sécurité des touristes. Sur la surface
de la première porte comatique s’étalait :
« . Attention :
souvenirs agressifs. Personnes sensibles s’abstenir. Ceux qui sont
incapables d’assumer leur passé sont priés de décrocher leur
cordon ombilical de leur guide et de regagner leurs corps. »
Les défunts du
jour et les thanatonautes ne s’en ruaient pas moins en masse, en
dépit de l’avertissement. Certains jouaient à combattre leurs
souvenirs douloureux à la façon de catcheurs. Comme tout cela était
indécent ! Des touristes grecs jouaient les voyeurs en examinant des
bulles qui ne les concernaient en rien.
Alentour, des
publicités vantaient les mérites de psychanalystes et de détectives
privés, à l’intention de ceux qui avaient encore la possibilité
de réparer leurs torts.
Comme à chaque
passage dans le pays noir, je retrouvai mon accident de voiture, mes
prises de bec avec mon frère, la mort de Félix Kerboz, l’amour
fou jadis porté à Amandine, sans parler d’un tas d’événements
mineurs que je n’avais jamais vraiment digérés. Je commençais à
y être habitué.
Moch
2 et retour dans la
zone rouge des plaisirs. Certains touristes avaient des fantasmes
parfaitement dégoûtants. Moi, je pensais que ce lieu ressemblait de
plus en plus à l’intérieur chaud et humide d’un sexe de femme.
Peut-être qu’Amandine, elle, s’imaginait dans un sexe d’homme…
Ici, les publicités
concernaient des sex-shops, des peep-shows et des vidéos pornos,
malgré les amendements.
Bousculant ses
fantasmes d’orgies et de jeunes étalons surdimensionnés, Amandine
m’entraîna pour que je ne me heurte pas de nouveau à son double
en cuir noir. Une femme me poursuivit en criant s’appeler Nadine
Kent. Je lui hurlai télépathiquement de me laisser, que j’étais
marié et père de famille. Le fantasme de Nadine se métamorphosa
alors pour adopter les formes généreuses de Stefania.
Décidément, je
fantasmais sur toutes les femmes de mon entourage.
Dans
le doute, Amandine me reprit la main jusqu’à Moch
3.
«
Attention. Ici,
Moch
3. Vous êtes sur le
point de pénétrer dans le pays orange. Que les impatients fassent
demi-tour tant qu’il en est encore temps. »
La traversée ne
dura que deux ou trois minutes mais elle nous parut s’éterniser
pendant quatre ou cinq heures. Partout des publicités pour des
fabricants de montres. Décidément, ce n’était pas la peine de
promulguer des lois si elles n’étaient même pas respectées.
Je ne m’émerveillais
plus de rencontrer des vedettes ou des hommes célèbres. J’avais
simplement hâte de sortir de là. On se blase de tout.
Le temps, quel
terrible adversaire !
Zone
jaune. « Attention, Moch
4. Vous êtes sur le
point de pénétrer dans le pays de la connaissance. Abstenez-vous si
vous n’êtes pas en mesure d’apprendre toutes les vérités du
monde. »
- Eurêka ! Eurêka ! beuglèrent télépathiquement des touristes grecs, très excités.
Moch
6, enfin.
« Bienvenue au
septième ciel. Ici s’achèvent les destinées. Vous êtes dans le
fond lumineux du trou noir. À ceux qui comparaîtront devant les
juges, souhaitons une bonne réincarnation. Aux autres, il est
rappelé de ne pas déranger les anges au travail », émettait le
derviche tourneur officiel.
Nous nous
avançâmes dans la zone blanche de la pesée des âmes. Les anges
commençaient à bien nous connaître. Ils ne prêtèrent aucune
attention aux touristes mais, en revanche, trois d’entre eux
s’approchèrent de Raoul, d’Amandine et de moi.
Quelques Grecs
posèrent des questions qu’ils firent mine de ne pas entendre.
- D’accord, disaient les Hellènes, c’est ici l’Olympe mais où est Zeus ?
Ils
n’avaient rien compris, ces idiots. Pas de Zeus,
de Jupiter, de
Quetzalcóatl,
de Thor ou d’Isis.
Les anges n’ont pas de chef hiérarchique. De même, les anges
n’ont pas de nom, ils portent tous les noms. Les anges n’ont pas
de nationalité, ils possèdent toutes les nationalités, toutes les
religions, toutes les philosophies. Quelle stupidité que ce
chauvinisme qui porte à croire que ses propres divinités sont
forcément plus imposantes que celles des autres !
Je ne perçus
pas immédiatement que le cri télépathique poussé soudain par l’un
des Grecs n’était pas d’étonnement mais de frayeur. Tout devint
plus clair quand il hurla dans sa langue que, télépathiquement,
nous comprenions tous :
- Mon cordon ombilical est coupé !
- Impossible ! répondit calmement son guide. Il est toujours lié à la tresse de notre groupe.
- Non, pleurnicha l’autre. C’est en bas qu’on l’a tranché !
Cela signifiait
que, pendant que l’ectoplasme se promenait ici, sur Terre son corps
avait été assassiné. Comme son cordon était effectivement noué à
celui des autres, il leur restait lié. Ce ne serait que lorsque le
groupe déferait ses nœuds que le malheureux désormais défunt
serait aspiré vers sa prochaine réincarnation. C’était horrible
de se savoir ainsi mort, loin, ailleurs !
Nous réalisions
à peine la situation qu’un autre criait déjà au meurtre ! Les
uns après les autres, les dix-huit touristes grecs firent la même
triste constatation. Leur pelote de cordons était bel et bien
intacte mais plus rien ne la reliait à la Terre. Tous avaient perdu
leur corps physique ! Ensemble, ils filèrent rejoindre le long
fleuve des morts.
Eh oui, les
enveloppes charnelles sont à tout instant vulnérables et il est
toujours dangereux de les abandonner. Pris d’appréhension, Raoul,
Amandine et moi écourtâmes au plus vite notre voyage pour regagner
précipitamment ces confortables armures qu’étaient nos corps.
Les
journaux du soir désignèrent les auteurs du forfait céleste :
Stefania et sa bande. L’Italienne avait adressé des communiqués
aux principales agences de presse pour annoncer qu’elle
s’attaquerait dorénavant aux thanatodromes et expédierait
derechef dans le Continent Ultime les amateurs de promenades
extraterrestres. Elle entendait rendre ainsi à la mort sa peur et
son mystère. Vaste programme !
- Stefania a raison ! s’exclama Raoul. Nous sommes allés trop loin.
Je protestai.
- Mais c’est toi qui, le premier, as voulu tout savoir sur la mort ! Et maintenant que nous en avons percé les secrets, tu regrettes ?
Mon ami avait
décidément changé du tout au tout. Arpentant le penthouse, il
décréta :
- Nous aurions mieux fait de demeurer dans l’ignorance. Oppenheimer aussi a regretté d’avoir conçu la bombe atomique.
- Il est trop tard pour revenir en arrière, murmurai-je.
- Il n’est jamais trop tard pour bien faire, déclara Raoul.
Amandine, Rose et
moi hochâmes la tête. Raoul avait soudain les mêmes accents que sa
femme :
- Bon, on est parvenus à mettre un terme aux suicides. Mais regardez un peu autour de vous comme les gens sont devenus mièvres ! Il ne se passe plus rien. Plus de guerre, plus de crime, plus d’adultère, plus de passion tout court. Seule Stefania fait preuve de courage.
Certes, le monde
était insupportable. J’étais venu à la thanatonautique pour
lutter contre mon ennui et la thanatonautique avait rendu le monde
entier ennuyeux !
Par la verrière,
j’entrevis un jeune garçon qui, furtivement, collait une affiche à
la sauvette. Un portrait de Stefania en noir et blanc avec, en
grosses lettres rouges : « Ensemble pour réorganiser le mal ! »
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