L’Agence
nationale pour la promotion de la vie faisait de son mieux mais
n’obtenait que des résultats dérisoires. Il fallut un événement
tragique, l’affaire Lambert, pour mettre fin d’un coup au
mouvement suicidaire.
Cela
se passa un dimanche, à notre thanatodrome des Buttes-Chaumont.
Nous permettions
parfois à nos amis d’utiliser nos trônes de décollage. M.
Lambert, le patron de notre restaurant thaïlandais favori, nous
avait justement demandé d’en essayer un. Nous n’avions pas de
raison de nous y opposer, d’autant plus que comme M. Lambert était
en quelque sorte le chef de notre cantine personnelle, nous tenions à
conserver les meilleurs rapports avec lui.
Il s’assit. Nous
réglâmes nos appareils. Il compta « six, cinq, quatre, trois,
deux, un, décollage » et pressa la poire dans les règles.
Rien d’anormal
jusqu’ici. Le bizarre se produisit au retour. Quand M. Lambert
ouvrit les yeux, j’eus l’impression de me retrouver en face d’un
autre Jean Bresson. Il était fébrile, nerveux, même son visage ne
ressemblait plus à celui de notre placide restaurateur thaï. Nous
avions devant nous un homme au regard fixe et dur. Un autre homme.
Peut-être un Mr Hyde qu’aurait toujours dissimulé jusqu’ici le
Dr Jekyll-Lambert ?
- Vous vous sentez bien, monsieur Lambert ? Demandai-je.
- Oooh ououi ! Pour aller, ça va. Ça va même très bien. Jamais je ne suis allé aussi bien.
- Vous avez pu visiter le Continent Ultime ? s’enquit Amandine.
- Oooh ououi ! Pour visiter, j’ai visité. C’est vraiment un endroit très, très intéressant.
Sa voix était
celle de l’ancien Lambert, ses traits aussi et, pourtant, j’aurais
juré que nous n’avions plus affaire à la même personne.
Par la suite, il
s’avéra sardonique, avec même un je-ne-sais-quoi de pervers dans
la prunelle. Il avait tout oublié de la cuisine et jusqu’à sa
chère recette des nouilles au basilic. De la cuisine, il se fichait
d’ailleurs à présent. Il mit subitement en vente son restaurant.
Que ses clients autrefois tant choyés aillent se faire nourrir où
bon leur semblerait ! Il s’en lavait les mains. Il quitta la ville
et nous ne le revîmes plus.
Cette histoire me
troubla beaucoup. J’en parlai avec des confrères d’autres
thanatodromes. Ils m’assurèrent avoir déjà rencontré des cas
similaires. Comme moi, ils avaient songé à un syndrome du Dr
Jekyll. L’appellation resta.
Nous décidâmes une
vidéo-conférence pour discuter du problème. Mr Rajawa, responsable
du thanatodrome indien, avait une explication à proposer. Une
explication mystique, mais quand même une explication.
Selon lui,
c’étaient les suicidés qui étaient à l’origine du phénomène.
Quand quelqu’un se tue délibérément avant d’en avoir terminé
avec le temps de vie qui lui a été alloué lors de son dernier
jugement, son ectoplasme se transforme en une âme errante. Elle
reste là, à planer au-dessus du sol, en quête d’un corps où se
rematérialiser afin de vivre ce qui lui restait à vivre. Or, il est
très difficile de trouver des corps vacants et beaucoup de suicidés
errent ainsi depuis des millénaires.
Ces âmes
errantes, les vivants les ont souvent qualifiées de « fantômes ».
Comme elles sont misérables et désolées, elles jouent à effrayer
les humains pour s’assurer qu’elles possèdent encore quelque
pouvoir. Elles effraient les craintifs et les naïfs en tapant contre
les murs la nuit, en faisant se soulever les parquets ou vibrer les
lustres. Au pire, elles peuvent provoquer des pluies et des orages
inopinés, mais c’est bien là leur seule force. Leurs agissements
sont dérisoires et devraient susciter la pitié plutôt que
l’effroi.
- C’est ce que nous nommons les mauvais esprits, signala le directeur du thanatodrome de Dakar.
- Et nous les blolos, blolos bians pour les hommes, blolos bias pour les femmes, précisa le responsable d’Abidjan.
- Peut-être, mais avec cette nouvelle mode du suicide, les airs doivent être saturés de fantômes à la recherche d’une enveloppe charnelle, soupira son collègue de Los Angeles.
Mr Rajawa poursuivit
ses explications :
- Lorsqu’un vivant médite ou qu’il se livre à la thanatonautique, il abandonne un temps son corps physique. Il suffit qu’une âme errante passe par là pour qu’elle s’y engouffre.
Nous restâmes
là tous cois à nous entre-regarder. Quels risques avions-nous donc
tous pris au cours de nos nombreux voyages ! Et, pire encore, à
cause de tous les « touristes » qui, grâce à nous, partaient dans
l’au-delà, des tas de fantômes disposaient maintenant d’un joli
lot de corps à enfiler. Quel paradoxe ! Ces suicidés qui se
figuraient s’envoler pour une vie meilleure s’introduisaient dans
la première existence venue ! Et encore, s’ils avaient de la
chance ! Il n’était pas si facile de se trouver là au bon moment,
face à une enveloppe charnelle vacante.
Chacun y alla de son
cas de « possession » au retour. De brusques changements d’humeur
et de comportement étaient maintenant élucidés.
- Il faut donner l’alerte, dis-je. Il faut que les gens cessent de se suicider et même de thanatonauter. C’est trop dangereux !
Chacun chez soi,
nous organisâmes des conférences de presse. Tout le monde ne nous
crut pas. Il y eut des sceptiques pour déclarer que nous voulions
pratiquer notre sport entre nous alors qu’il se démocratisait et
que, bientôt, même les ouvriers pourraient thanatonauter le
dimanche. Que répondre à ça ? Malgré nos avertissements, les
agences de voyages ectoplasmiques continuèrent à faire des
affaires. Il y aurait toujours des têtes brûlées pour partir se
promener sur les continents les plus ultimes, convaincus qu’ils
étaient que les accidents n’arrivaient qu’aux autres.
L’idée de se
faire piquer son corps lors d’un décollage en découragea pourtant
quelques-uns. Ce n’était pas agréable de penser que n’importe
qui, en cas de malheur, se ferait ensuite passer pour vous et se
glisserait dans votre famille et jusque dans le lit de votre femme
sans que nul soit capable de faire la différence.
Pour les
candidats au suicide, il en alla différemment que pour les touristes
de l’au-delà. Les uns cherchaient l’exploit, les autres la
sécurité et le bonheur. Conrad eut beau solder son stock de pilules
« hors jeu » invendues, il n’y avait plus guère d’acheteurs.
Se transformer en âme errante en quête d’un corps, et cela
peut-être pour les siècles à venir, ce n’était pas un futur
très enthousiasmant.
Les gens avaient
compris qu’un suicide ne remettait pas du tout un compteur à zéro,
qu’une existence devait obligatoirement être vécue jusqu’au
bout. On réapprit à s’accoutumer des petites misères.
L’explication
de mon confrère indien avait un autre avantage : elle réconfortait
les parents de bébés ou d’adolescents morts trop tôt, par
maladie ou accident. Il pouvait s’agir de suicidés qui, après
réincarnation dans une enveloppe physique étrangère, avaient
encore quelques années à vivre. Un homme qui se suicide à soixante
ans alors qu’il aurait dû décéder à soixante-six renaîtra
ainsi dans la peau d’un enfant voué à mourir à six ans.
C’était
décidément une science complète que de gérer son karma et chaque
jour apportait son lot de nouvelles lois.
Raoul se murait
dans le silence. Je savais qu’il songeait sans cesse à Stefania.
Nous en avions eu des nouvelles par les journaux. Elle avait regroupé
autour d’elle une bande de « méchants ». L’Italienne
bouddhiste tibétaine que nous avions tant aimée professait un peu
partout que le bien devait s’équilibrer avec le mal. Que, quelles
que soient maintenant nos connaissances, les envies de se suicider
reprendraient face à un monde si fade.
Sous son égide,
une horde de loubards en blouson de cuir noir, juchés sur des motos,
s’efforçait de son mieux de promouvoir des actes aussi démodés
que le vol, le meurtre, le viol ou le pillage. Mais la crainte
d’abîmer son karma restait trop forte, Stefania avait du mal à
s’adjoindre des acolytes et son initiative demeurait isolée.
Stefania faisait
un peu figure de curiosité nationale et, même lorsque des policiers
avaient la possibilité de l’arrêter, elle ou quelques-uns des
siens, ils s’en abstenaient. Ils redoutaient que l’opération
puisse être considérée comme une agression et se disaient que, de
toute façon, ces bandits seraient assez punis lors de leurs
réincarnations.
Pourtant, pour
Raoul et pour moi aussi, Stefania devenait une grande préoccupation.
En incarnant le mal, elle prouvait qu’il y avait encore des risques
à prendre en ce bas monde. Elle donnait du relief au bien. En
sacrifiant son karma pour assainir la société, elle se livrait
finalement à un acte de pure abnégation.
Nous sentions
tous confusément qu’en réalité, Stefania la maudite était une
sainte. Nous ne savions plus que faire. Finalement, nous décidâmes
de repartir là-haut voir un peu ce qu’il s’y passait.
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