Texte & Entretien
avec un mortel, tel qu’il fut rapporté et illustré par le
journaliste Maxime Villain.
La scène se passe
aux confins ultimes du Paradis, au pied de la montagne de lumière où
siègent les grands archanges, arbitres de nos destinées. Acteurs :
les trois archanges plus Charles Donahue, quidam tout juste décédé.
L’ange gardien de Charles Donahue n’a pas pu venir, ce qui ne
changera d’ailleurs en rien le sens et la valeur du jugement
prononcé.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Bonjour, monsieur Donahue.
ÂME : Où suis-je ?
Le défunt regarde
autour de lui et masse la région de son ectoplasme où son bras
gauche lui a été récemment amputé. Il lève la tête et examine
la colline du Jugement ultime et les trois archanges-juges en train
de manipuler des ficelles transparentes, pleines de nœuds.
ARCHANGE-JUGE
MICHEL : Vous êtes ici dans le Centre d’orientation des âmes et
nous allons procéder à la pesée de votre existence passée.
ÂME : Une pesée ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Un jugement. Votre vie va être mise en examen afin que
nous puissions juger de votre comportement et décider s’il y a
lieu ou pas d’en finir avec le cycle de vos réincarnations sur
Terre.
ÂME : J’ai été
très bien.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (examinant des documents) : C’est vous qui le dites.
ÂME : J’ai
entendu dire dans la file d’attente que j’avais droit à un ange
gardien pour avocat. Il n’est pas là ?
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Vous avez effectivement droit à la présence de votre ange gardien
mais aussi à celle de votre démon personnel. Il s’avère qu’ils
sont tous deux actuellement en pleine activité dans le bas monde.
Vous savez ou vous ne savez pas que l’ange gardien vous est assigné
le jour de votre naissance. Or, une personne née le même jour que
vous a nécessité l’envoi d’urgence et de son ange gardien et de
son démon. Une pénible affaire de licenciement abusif. Ce sont des
circonstances exceptionnelles, mais ne nous étendons pas là-dessus.
Ne vous inquiétez pas : vous serez jugé en toute équité. Les
consciences de votre ange gardien et de votre démon planent sur
cette montagne et nous les entendrons simultanément.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Votre cas sera examiné avec la plus grande objectivité.
Vous êtes ici dans le lieu de justice entre tous. Nous savons déjà
tout de vous. Nous connaissons jusqu’aux intentions qui ont préludé
à tous vos actes.
ÂME (avec
véhémence) : Je n’ai rien à me reprocher. J’ai été très
bien. Je me suis marié. J’ai eu trois enfants. J’ai laissé un
bel héritage à ma famille avant de mourir. À l’heure qu’il
est, ils doivent avoir une bonne surprise, si vous voulez mon avis.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL (tandis que Gabriel brandit une ficelle transparente pleine
de nœuds) : Ce n’est pas cela « bien se comporter ». Vous voyez
ces nœuds ? Tous correspondent à un acte de votre vie.
Chacun est en
effervescence de bulles-souvenirs assez semblables à celles qui
accueillent les défunts, passé le premier mur comatique.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Vous parliez de votre femme. Je constate ici que vous
l’avez souvent fait pleurer. Vous la trompiez, n’est-ce pas ?
Avec une idiote, qui plus est.
ÂME (fataliste) :
Les mœurs sont assez libres, de nos jours…
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (très sec) : Adultère simple. Malus de 60 points. (Il
étudie d’autres bulles-souvenirs.) Vous avez évoqué vos enfants,
aussi. Mais vous êtes-vous réellement occupé d’eux ? Je vois ici
que vous vous arrangiez toujours pour partir en vacances au moment de
leur naissance, que vous prétextiez ensuite des voyages d’affaires
pour échapper aux pleurs nocturnes, si bien que votre femme s’est
là encore toujours retrouvée seule aux moments où elle avait le
plus grand besoin de vous.
ÂME : J’étais
toujours débordé de travail et c’est pour le bien-être de ma
famille que je m’échinais. En plus, à chacun de mes retours, je
couvrais mes gosses de jouets.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Vous vous figurez que des jouets remplacent la présence d’un
père ? Désolé. Malus de 100 points.
ÂME : C’est quoi
cette histoire de points et de malus ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Pour en finir avec son cycle de réincarnations et devenir
un sage, il faut s’être acquis un bonus de 600 points pendant son
dernier passage sur Terre.
Pour l’instant,
vous en êtes à un malus de 160 points. Poursuivons. (Il déroule sa
corde et s’arrête sur une série de nœuds particulièrement
blancs.) Vous avez fait enfermer vos vieux parents dans un asile de
troisième catégorie où vous ne leur rendiez visite qu’à peine
une fois par an.
ÂME : Ils étaient
gâteux. Et puis avec mon travail, j’étais vraiment débordé…
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Quand ils vous ont élevé, vous aussi vous étiez «
gâteux », comme vous dites. Incontinent, qui plus est. Et
braillard, désordonné, sale, baveux, incapable de vous tenir
correctement sur vos deux jambes. Vos parents ont quand même eu la
patience de supporter vos caprices.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Et puis, il a bon dos, votre travail ! Parlons plutôt de votre
secrétaire !
ÂME (surprise) :
Ah, vous êtes aussi au courant de ça ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Ici, nous savons tout, nous voyons tout, nous comptons
tout. Vos parents étaient désespérés de ne plus vous voir. Vous
leur manquiez vraiment. De plus, dans les hospices, plus les
vieillards reçoivent de visites, mieux les infirmières les
traitent. Ceux qui sont abandonnés, elles se disent que, de toute
façon, personne ne tient à eux. Forcément, elles les négligent.
ÂME : Je leur ai
envoyé quand même pas mal de cadeaux.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Toujours la même rengaine. Eux non plus ne réclamaient pas de
cadeaux. Ils souhaitaient de la présence. Comme votre femme, comme
vos enfants.
ÂME : Vous
n’exagérez pas un peu ? Ils n’étaient pas si malheureux que ça,
à l’hospice. Chaque fois que j’allais les voir, ils m’assuraient
que tout allait bien…
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Parce qu’en plus ils vous aimaient et ne voulaient pas
vous culpabiliser. Encore un malus de 100 points ! Pas brillant, tout
ça ! On en est déjà à -260.
ÂME : Attendez.
C’est un peu trop facile. On juge les gens et on les condamne.
C’est à croire que vous êtes de parti pris et que vous ne
considérez que les mauvais côtés. J’ai quand même accompli de
bonnes actions dans ce bas monde.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: À quoi pensez-vous ?
ÂME : J’ai monté
une usine de bouteilles ! J’ai fait travailler des chômeurs, j’ai
nourri des familles, j’ai produit des objets qui aidaient les gens
à mieux vivre. Ah…
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Parlons-en de votre usine de bouteilles ! Elle a pollué
toute la région.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Et quelles conditions de travail là-dedans ! Vous aviez créé un
climat de conflit permanent entre vos cadres et vos ouvriers. Vous
montiez les uns contre les autres afin de tous les casser.
ÂME : Diviser pour
mieux régner est une loi du management moderne. Vous ne pouvez pas
me reprocher d’avoir fait des études commerciales !
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Pour l’usine, malus : 60 points. Déjà 320 sous le
niveau du tolérable. On va maintenant y ajouter en vrac les «
broutilles ».
ÂME : Les
broutilles ? Qu’est-ce que c’est encore ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Sur toute votre existence, vous avez commis, je cite : 8
254 mensonges nuisibles à votre entourage ; 567 lâchetés simples
et 789 lâchetés graves ; 45 petits animaux écrasés sous vos
pneus. De surcroît, Monsieur votait n’importe quoi aux élections,
Monsieur s’adonnait aux jeux d’argent avec les biens du ménage,
Monsieur roulait dans une voiture bruyante, Monsieur…
ÂME (air consterné
de l’ectoplasme Donahue) : Vous me prenez pour le parfait salaud,
on dirait !
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Je n’ai jamais dit ça. (Il consulte encore sa
cordelette pleine de nœuds d’où s’échappent maintenant des
bulles-souvenirs comme autant de bulles de champagne en suspension) :
Vous donniez régulièrement votre sang aux hôpitaux. Bonus : 20
points. Vous avez sauvé un automobiliste sur une autoroute alors que
sa voiture était sur le point de s’enflammer. Bonus : 50 points.
Vous donniez vos vieux vêtements aux compagnons d’Emmaüs au lieu
de les jeter à la poubelle. Bonus : 10 points.
ÂME : Et n’oubliez
surtout pas les circonstances de ma mort.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (fixant toujours la cordelette) : Effectivement, elles
méritent attention. Vous avez percuté un platane afin d’éviter
un cycliste alors que déboulaient face à vous deux gros camions
cherchant à se doubler. Leurs chauffeurs sont d’ailleurs juste
derrière vous à attendre leur…
L’ectoplasme
Donahue se retourne et découvre derrière lui deux trépassés
impatients.
ÂME : Ah !
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Pour une fois, vous avez eu le bon réflexe, je dois le
reconnaître. 10 points de bonus, mais vous auriez pu en obtenir
davantage si, en plus du cycliste, vous aviez aussi épargné le
platane.
ÂME (outrée) :
Quoi !
ARCHANGE-JUGE
MICHEL : Mais oui, c’était un jeune platane qui ne demandait pas
mieux que de continuer à pousser et à ombrager la route et vous,
vous l’avez cassé en deux ! La prochaine fois, débrouillez-vous
pour éviter et les camions et le vélo et le platane pour vous
planter tout bonnement dans le fossé. Peut-être qu’ainsi votre
voiture aurait pris feu et vous auriez péri carbonisé. C’est très
bien vu par ici, la mort par le feu.
ÂME : Parce que
c’est une atroce façon de périr ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Plus la mort est douloureuse, plus elle se rapproche du
martyre. La mort par le feu vous aurait valu un bonus de 100 points !
ÂME : Qu’avez-vous
voulu dire avec votre prochaine fois ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (très patient) : Il faut 600 points pour en finir avec le
cycle des réincarnations, nous vous l’avons précisé dès le
début de la pesée. Or, vous achevez cette existence avec un total
de -230. Pas terrible, tout ça.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Surtout si l’on constate que Monsieur en est tout de même à sa
193e réincarnation sous forme humaine. Nous ne pouvons que vous
renvoyer dans un autre corps. Tâchez de réussir mieux qu’un
minable -230, au prochain examen.
ÂME (effarée) : Un
autre corps ?
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Un autre corps, une autre existence. Une vie que vous allez
choisir.
ÂME (de plus en
plus sidérée) : Parce qu’on peut choisir sa vie ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Bien sûr, dans la vie, on obtient toujours ce que l’on a
choisi.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Et puis, nous sommes ici au service des âmes. Nous sommes là pour
vous aider à vous améliorer. C’est pour votre bien, pour vous
permettre de vous amender, que nous allons vous réincarner.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Nous allons vous donner l’occasion de réparer les
erreurs de vos vies précédentes. Choisissez vous-même vos atouts
et vos handicaps de départ pour votre nouvelle existence. Voyons ce
que nous avons en stock avec – 230 points.
Les trois archanges
appellent deux séraphins qui n’ont cessé de voleter au-dessus
d’eux pendant toute la scène. Ceux-ci leur apportent aussitôt des
cordelettes aux bulles-images riches en informations.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Nous avons ici la liste toute fraîche des futurs parents
en train de faire l’amour à l’heure qu’il est.
ÂME : Je vais
pouvoir choisir mes parents ?
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Combien de fois faudra-t-il vous répéter que l’on peut choisir
sa vie ? Mais attention surtout à ne pas se tromper ! Alors, vous
préférez des parents plutôt sévères ou des parents plutôt
souples ?
ÂME
(perplexe) : Hum… Quelle différence ? Un séraphin projette une
image télépathique. Un gros monsieur et une grosse dame nus dans un
lit, en quête d’une position où ni l’un ni l’autre
n’étouffera son partenaire de son poids. Après avoir essayé en
vain, lui dessus, elle dessous, puis le contraire, ils s’emboîtent
sur le flanc comme des petites cuillères.
Le téléphone sonne
mais la femme fait signe à l’homme de ne pas répondre. Celui-ci
est rouge et tout en sueur. Il ahane bruyamment. La femme grimace et
tord sa chevelure.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : M. et Mme Dehorgne, un couple sympathique. Gentils,
protecteurs, aimants. Un seul défaut : leur profession. Ils sont
dans la restauration et leur établissement est peu achalandé. Le
soir, ils vous obligeront donc à finir tous les restes ; leurs
spécialités, c’est le cassoulet de Castelnaudary et les
profiteroles au chocolat. Comme eux, vous deviendrez rapidement
obèse. Alors, ils vous intéressent, les Dehorgne ?
ÂME (contemplant
avec dégoût le couple et ses inconfortables ébats) : Evidemment
que non.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Tous les parents ont leurs avantages et leurs
inconvénients. Avec votre note, vous ne pouvez pas vous permettre de
faire le difficile. Nouvel envoi d’images télépathiques.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : La famille Pollet. Le père tient un bureau de tabac, fume
beaucoup, boit trop. La femme est analphabète et soumise comme un
chien. Le soir, M. Pollet rentre souvent fin saoul et frappe tout le
monde, y compris épouse et enfants. Avec lui, les coups de ceinturon
pleuvront dru, je peux vous l’assurer.
Précisément, ledit
Pollet est en train d’empoigner les fesses de sa femme et de les
griffer jusqu’au sang. Loin de se plaindre, elle pousse un
gémissement extatique.
ÂME : Mais ils sont
sado-maso ! J’ai horreur de ça. Aux suivants, s’il vous plaît !
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (dubitatif) : Avec – 230 points…
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Les de Surnach. Bon chic, bon genre. Jeunes, sportifs, toujours
dans le coup, des parents du genre copains. Ils ont beaucoup d’amis,
sortent souvent en boîte, voyagent à travers le monde.
Tous contemplent
deux beaux jeunes gens s’enlaçant joyeusement sous des
couvertures.
ÂME (très
intéressée) : Enfin, vous me proposez autre chose que des monstres
!
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Pas si simple. Tout à leur bonheur, ils vous laisseront
faire tout ce que vous voudrez mais ils sont tellement dynamiques
qu’à côté d’eux, vous aurez toujours l’air effacé et
timoré.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : D’abord vous les jalouserez, ensuite vous les haïrez.
De leur côté, ils sont si fous l’un de l’autre qu’ils ne vous
accorderont qu’assez peu d’affection. Vous serez un enfant
renfrogné et vite aigri. Eux, même à soixante ans, ils paraîtront
toujours jeunes. Vous, dès douze ans, vous ne serez déjà qu’un
petit vieillard. Comme c’est difficile d’accepter l’idée qu’on
déteste ses propres parents, vous en voudrez rapidement à la terre
tout entière.
ÂME : D’accord,
j’ai compris. Qui d’autre encore ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Nous avons le devoir de vous montrer le bon et le mauvais
côté des choses, même si votre choix en devient plus difficile.
ARCHANGE-JUGE
MICHEL : Considérons les Gomelin. Un couple déjà âgé qui croyait
ne plus pouvoir avoir d’enfant. Grace aux nouvelles techniques de
fécondation in vitro, cette dame déjà ménopausée pourra
accoucher. Vous arriverez dans cette famille tel un cadeau inespéré.
Ils vous gâteront à tout va. Vous les aimerez et même les
adorerez.
ÂME (de plus en
plus méfiante) : Où est le piège, cette fois ? Ils me rendront
obèse à force de bonbons ? Ils me battront à chaque mauvaise note
car ils voudront être fiers de mes résultats scolaires ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Non. Ils sont vieux, d’accord, mais très doux.
ÂME : Parfait pour
moi, alors.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Vous croyez ? Vous les aimerez tant que vous deviendrez
incapable de sortir du cocon familial. Vous resterez toujours à la
maison, renfermé, inapte à vous ouvrir aux autres. Vous admirerez
tant votre mère qu’aucune femme au monde ne lui sera comparable à
vos yeux. Nul homme ne vous semblera susceptible d’égaler votre
père, si sage et si compréhensif.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Or, ils sont âgés et mourront bientôt, vous laissant tendre
orphelin abandonné. Vous vous retrouverez comme un oisillon tombé
du nid avant d’avoir appris à voler. Et vous vivrez en permanence
dans le regret de leur disparition.
ÂME (désolée) :
Qui d’autre en réserve encore ? Un couple s’étreint
passionnément sur la moquette d’un salon cossu.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Les Chirouble. Ils sont peut-être en train de s’enlacer
mais ils divorceront d’ici à quelques jours.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Parents séparés. Vous serez confié à votre mère. Elle a déjà
un amant qui vous détestera. Ils vous enfermeront dans un placard
pour faire l’amour plus tranquillement. Elle vous frappera chaque
fois que vous pleurerez parce qu’elle craindra que son amant ne la
quitte à cause de vous. Votre père vous prendra parfois le week-end
mais lui aussi s’intéressera davantage à ses maîtresses qu’à
vous.
ÂME : De mieux en
mieux…
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Mais non, ces parents présentent quelques avantages. En
vous grandira une rage telle que vous voudrez vous venger de la vie.
Vous détesterez toutes les femmes parce qu’elles vous feront
penser à votre mère. Cette indifférence vous rendra irrésistible
et fera de vous un grand séducteur. Vous haïrez aussi tous les
hommes à cause de votre père et, du coup, vous serez assoiffé de
pouvoir pour mieux les dominer. C’est avec ce genre d’enfance
malheureuse qu’on devient chef d’entreprise dynamique ou homme
d’Etat à poigne.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: En plus, il vous suffira d’évoquer votre affreuse jeunesse pour
que chacun compatisse et vous pardonne vos méchancetés.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Et si vous rédigez votre autobiographie, elle se vendra
comme des petits pains et les producteurs s’en arracheront les
droits cinématographiques. Les gens adorent les récits d’enfance
malheureuse.
L’ectoplasme
Donahue hésita un instant. Il était a priori assez charmant, ce
couple qui semblait beaucoup s’amuser sur le tapis. Il se reprit
pourtant.
ÂME
: Je n’ai pas envie d’être Cosette ou Gavroche. Autre chose.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : – 230, désolé, c’est tout ce que nous avons à vous
proposer. Les gros restaurateurs, les buralistes ivrognes, les BCBG
dynamiques, les vieux parents-gâteaux et les divorcés teigneux.
Choisissez et vite, car il vous faudra décider ensuite de vos
handicaps-santé.
ÂME : Mais vous me
demandez d’opter entre la peste et le choléra !
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Il fallait y songer avant. Vous vous seriez mieux comporté
avec vos parents, votre femme et vos enfants, avec un meilleur score,
on vous aurait sûrement proposé mieux. Le mort avant vous n’avait
que – 20 points et rien qu’avec ça, nous avons pu lui donner une
agréable famille de négociants en vins. Des gens charmants qui lui
donneront une excellente éducation et sans doute la chance de
devenir assez sage pour ne plus avoir à se réincarner.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Il y a encore la possibilité de renaître dans un pays du
tiers monde. Vous ne mangerez pas à votre faim mais vous
bénéficierez d’un environnement chaleureux.
ÂME : Tant qu’à
souffrir, vie pénible pour vie pénible, je préfère encore ne pas
changer de pays.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Alors, sans vouloir vous influencer, je vous conseille les divorcés
teigneux. Plus vous souffrirez dans cette existence-ci, plus vous
risquerez d’acquérir des points pour votre vie suivante. Il faut
voir à long terme. Une existence, c’est vite passé.
Alentour, les
séraphins projettent les images de tous les couples proposés.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : À mon avis aussi, c’est un bon choix. Il vous permettra
de progresser. Ce sera difficile au début, mais l’âge adulte vous
apportera quelques compensations.
ÂME (s’adressant
à Gabriel) : Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Je sélectionnerais plutôt les Pollet, avec le buraliste
saoul et violent. Je suis convaincu qu’il ne faut pas hésiter à
choisir une enfance vraiment pourrie. Ensuite, les choses ne peuvent
aller qu’en s’améliorant. Viendront alors le jour jouissif où
votre père n’osera plus vous frapper parce que vous serez devenu
plus fort que lui, le jour encore plus jouissif où vous quitterez la
maison en claquant la porte, échappant à leur tyrannie…
ÂME : Mais vous
m’avez reproché d’avoir négligé mes parents dans mon existence
précédente !
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Chaque vie est différente. Il n’existe pas de règle
absolue. Il est normal de chercher à se soustraire à l’influence
de méchants parents. Quitte à leur pardonner plus tard, ce qui vous
vaudrait quelques points de bonus bien pratiques !
L’ectoplasme
Charles Donahue réfléchit longuement en examinant attentivement les
projections de chaque couple.
ÂME (en soupirant)
: Bon, en avant pour les divorcés teigneux.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Je maintiens que c’est un bon choix. Dans neuf mois, si vous le
voulez bien, vous serez donc réincarné dans la famille Chirouble.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Passons maintenant aux problêmes de santé. Eux aussi,
vous pouvez les choisir. Avec vos – 230 points, vous devez en
prendre deux dans la liste suivante : rhumatisme paralysant, ulcère
à l’estomac, perpétuels maux de dents, névralgie faciale
chronique, crises de nerfs incessantes, myopie proche de la cécité,
surdité, strabisme divergent, strabisme convergent, mauvaise haleine
permanente, psoriasis, constipation, maladie d’Alzheimer, paralysie
de la jambe gauche, bégaiement, bronchite chronique, asthme.
ÂME : Euh…
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Dépêchez-vous, sinon je décide à votre place. Il y a du
monde qui attend derrière vous !
ÂME : Alors, au
hasard : ulcère et asthme.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (notant) : Pas mal. Monsieur est connaisseur.
ÂME
: C’est que, dans ma vie précédente, j’ai déjà souffert de
bronchite chronique et de rages de dents perpétuelles. C’était
insupportable. Autant changer.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Encore une petite formalité. Vous voulez renaître en
homme ou en femme ?
ÂME : Quelle
différence ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Homme, vous êtes tenu de remplir vos obligations
militaires et votre durée de vie est de quatre-vingts ans en
moyenne. Femme, vous accouchez dans la douleur et vous vivez environ
quatre-vingt-dix ans.
ÂME : Une minute,
si je renais en femme, je ne pourrai plus devenir le grand chef
charismatique et le séducteur que vous m’avez promis.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Voilà bien un a priori d’homme. Vous vous trompez, l’avenir
est aux tyrans féminins. Aux « tyranes ». Il suffit d’inverser
les rôles. Tous les hommes seront à vos pieds et rien ne vous
empêchera d’exercer vos pouvoirs de domination. D’ailleurs, les
mœurs ne cessent d’évoluer. On voit de plus en plus de femmes à
la tête de nations ou d’entreprises.
ÂME : Un
accouchement, ça doit quand même faire très mal, non ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Je vous recommande la péridurale. Et puis, vous savez,
l’orgasme sexuel féminin est neuf fois supérieur à l’orgasme
masculin. Seules les femmes connaissent le vrai plaisir.
ÂME : Vous êtes
sans doute mieux informés que moi en la matière.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Pourquoi croyez-vous donc qu’il naît tellement plus de filles
que de garçons ? Les gens se renseignent avant de choisir.
ÂME : D’accord
pour le sexe féminin, alors.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Venons-en à présent à votre mission globale. Vous ne
vous en souvenez sans doute pas mais votre âme est apparue il y a de
cela sept cent mille ans avec pour tâche d’accomplir une œuvre
qui révolutionne complètement l’art de la peinture. Or que
vois-je sur votre fiche ? Rien que quelques gribouillis à peine
prometteurs en marge de vos cahiers d’écolier. Vous n’avez
profité d’aucune de vos vies antérieures pour remplir votre
mission.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL (déçu) : Et voilà pourquoi l’humanité reste à la
traîne dans bien des domaines… Il suffit que quelqu’un
n’accomplisse pas son destin sur la terre pour que tout un domaine
artistique ou scientifique ne se développe pas !
ÂME : Avec tout mon
travail en bas, je n’ai jamais eu une minute de libre pour mes
loisirs.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
(consterné) : Vous vous moquez de nous ? Je constate ici que, dans
vos existences précédentes, vous avez été chasseur de mammouths,
conducteur de charrettes, chambellan dans un château, explorateur en
Afrique, pêcheur de perles, acteur de cinéma et, avec tout ça,
vous n’avez jamais déniché une petite semaine pour réaliser au
moins un tableau ?
ÂME : J’ai bien
peur de n’y avoir jamais pensé.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Il le faudra maintenant. L’humanité tout entière attend
votre apport pictural. À cause de votre fainéantise, la peinture
est toujours en quête d’un second souffle. Des centaines
d’artistes et de graphistes vous attendent pour mieux s’exprimer
et enrichir votre message. Certains meurent sans avoir rien peint.
ÂME : Je suis
vraiment désolé. Je m’efforcerai de faire de mon mieux cette
fois-ci. Quand même, peintre, c’est un métier de crève-la-faim.
Il faut souvent attendre la cinquantaine pour être enfin reconnu.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (moqueur) : Et alors, Monsieur est pressé, il a un train à
prendre ? Vous disposerez de quatre-vingt-dix ans pour réfléchir et
acheter des pinceaux, ça ne vous suffit pas ?
ÂME : En plus, en
tant que femme, j’aurai encore plus de mal à m’imposer…
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Les difficultés accroîtront vos mérites. Si votre œuvre
est aussi bouleversante que nous nous y attendons, si vous réalisez
votre Joconde, je m’engage à vous accorder 700 points de bonus à
votre prochain passage. Voilà qui vous autorise 100 points de malus
! De quoi mener une bonne petite vie de débauche entre deux toiles.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Si Monsieur est pressé, on peut lui arranger le coup de
Mozart.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Bonne idée, le coup de Mozart !
ÂME (intéressée)
: C’est quoi, le coup de Mozart ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Vous réalisez très vite votre chef-d’œuvre, vous êtes
moyennement reconnu, vous gagnez juste assez pour survivre et
continuer à composer en grande quantité mais aussi en grande
qualité et puis, hop ! vous mourez jeune. À trente-cinq ans, comme
Wolfgang
Amadeus Mozart. On peut même aller jusqu’à trente-neuf. Si ça
vous arrange.
ÂME (intéressée)
: C’est tentant. J’accepte bien volontiers. Merci.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Attendez, nous n’en avons pas encore fini. Il nous reste
à choisir votre mort.
ÂME : Ma mort !
Mais je suis mort !
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Je parle de votre prochaine mort. Nous devons décider de
tout par avance.
ÂME : Vous voulez
dire que, la dernière fois, j’ai opté stupidement pour le platane
?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Eh oui ! Vous voulez quoi maintenant ? Un autre accident de
voiture, une overdose de cocaïne, être assassiné par un de vos
fans ou de vos soupirants éconduits ? Nous disposons de toutes les
morts possibles : la bavure policière, le pot de fleurs qui tombe
d’un balcon par hasard, la noyade, le suicide. Plus la mort est
douloureuse, plus le bonus est important. Grace à leurs 500 points
de bonus, beaucoup de cathares jetés au feu ont pu ainsi en finir
avec leur cycle de réincarnations. L’immolation par le feu,
c’était la mode, à l’époque. Mais il y a désormais plus
moderne : 300 points de bonus pour avoir péri condamné innocent sur
une chaise électrique ou victime d’un cancer généralisé.
ÂME : Tant pis pour
les suppléments. Je souhaiterais mourir vite, sans m’en apercevoir
et dans mon lit. M’endormir vivant et me réveiller mort.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Désolé, ectoplasme Donahue, mais avec votre note de –
230 points, nous ne pouvons pas vous offrir de décès aussi
agréable. Votre passage de vie à trépas ne peut qu’être
violent. D’ailleurs, cela dotera votre œuvre d’une aura
supplémentaire.
Songez à Van Gogh !
Voilà un homme qui a su bien peindre, bien souffrir et
douloureusement mourir. Du coup, il a mérité ses 600 points et a pu
en finir avec son cycle de réincarnations. Il est devenu un esprit
pur. Prenez-le pour exemple.
ÂME (plaintive) :
Mais je ne veux pas souffrir !
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : De toute façon, on n’est pas sur terre pour s’amuser.
En plus, avec les parents que vous vous êtes donnés, vos débuts ne
vont pas être roses !
ÂME : Quelle plaie
! Bon, je prends le suicide. Mais un suicide vite fait, rapide et
sans douleur.
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Jetez-vous par une fenêtre.
ÂME : Impossible.
J’ai toujours été sujet au vertige.
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Tranchez-vous les veines dans une baignoire d’eau tiède.
Mais attention, si vous ne voulez pas vous rater, il faut entamer
profondément vos poignets. Sinon, ça ne marchera pas. Veillez à
bien aiguiser votre rasoir.
Moue écœurée de
l’ectoplasme Donahue.
ÂME : Bon, va pour
le suicide au rasoir…
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL (lissant les nœuds de la cordelette) : Donc, je récapitule.
Nous sommes bien d’accord : vous renaissez femme avec un ulcère à
l’estomac et des crises d’asthme. Vos parents divorcés vous
battent comme plâtre. Vous vous dépêchez de peindre ce satané
tableau. Vous mourez, veines tranchées, dans votre baignoire. Pour
le reste, libre à vous d’improviser. Au suivant ?
ARCHANGE-JUGE
RAPHAËL : Pas encore. Reste à rédiger la fiche signalétique.
ÂME : C’est quoi
encore, ça ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Ne vous inquiétez pas. Il s’agit de déterminer
quelques-unes de vos qualités. Mais là, vous n’avez pas votre mot
à dire, c’est nous qui calculons.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: J’énumère :
- Force physique : niveau inférieur à la moyenne.
- Beauté : supérieure à la moyenne.
- Intensité du regard : supérieur à la moyenne.
- Sonorité de la voix : niveau moyen.
- Charisme : niveau très supérieur.
- Habileté aux jeux d’esprit : niveau inférieur.
- Aptitude au mensonge : niveau supérieur.
- Aptitudes techniques : niveau inférieur.
ÂME : Ça signifie
quoi ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Que Madame aura du mal à passer son permis de conduire ou
qu’elle sera incapable de réparer toute seule sa machine à laver.
C’est tout.
ÂME : Bof ! Du
moment que je serai belle et intelligente, je trouverai toujours
quelqu’un pour me dépanner.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Je continue :
- Intelligence : moyenne.
- Capacité de séduction : niveau supérieur.
- Endurance : niveau inférieur.
- Opiniâtreté : niveau supérieur.
- Aptitudes culinaires : niveau inférieur.
- Irritabilité générale : niveau supérieur.
ÂME : Je serai
irascible ?
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Assez, Oui.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
(agacé d’être sans cesse interrompu) :
- Aptitude à jouer d’un instrument musical : niveau inférieur.
- Aptitude au tir au revolver : niveau supérieur.
- Goût pour les activités sportives : niveau inférieur.
- Désir d’enfant : niveau moyen.
ÂΜΕ : Ah, il a
bon dos, le libre arbitre : qu’est-ce que vous allez encore
m’annoncer ? Si je serai douée pour les mots croisés ? Pour une
réincarnation choisie, il y a quand même trop d’éléments
prédéterminés et indépendants de ma volonté. Je proteste.
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Vous voyez, vous êtes déjà colérique ! Finissons-en :
- Aptitude à la bagarre : niveau supérieur.
- Pleurnicheries : niveau supérieur.
- Goût pour l’aventure : niveau inférieur.
Allez, au suivant !
ÂME : Encore une
question. Je me souviendrai de tout ça ?
ARCHANGE-JUGE MICHEL
: Bien sûr que non. Vous ne vous souviendrez de rien, pas même de
votre passage ici. Ce serait trop facile !
ARCHANGE-JUGE
GABRIEL : Par moments, cependant, il vous semblera avoir des
pressentiments, des intuitions. C’est tout ce qu’il vous restera
de cette conversation. À vous de faire alors confiance à vos
intuitions. Mais assez bavardé. Précipitez-vous pour descendre
avant que vos parents n’aient fini de faire l’amour, sinon vous
manquerez votre train. Allez, hop !
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