Mon second voyage
ectoplasmique se passa moins bien que le premier. Lors de mon premier
envol, je ne songeais qu’à secourir Rose et penser aux autres
permet d’oublier ses propres angoisses.
Là, je
réfléchissais à trop de choses en chemin. Y aurait-il des
mercenaires d’un autre haschischin ou quelques adorateurs de
Belzébuth en embuscade, prêts à nous attaquer par surprise et à
couper nos cordons ombilicaux ?
J’avais peur.
Je cachais ma peur.
En escadrille
serrée, nous filions dans l’espace à la vitesse de la pensée.
Nous traversâmes le Soleil qui, en raison de la rotation terrestre,
se trouvait alors directement sur la voie menant au centre de la
galaxie.
Je refoulais ma
sempiternelle question parasite (« Mais au fait, qu’est-ce que
je…»). Enfin, vous voyez de quelle question je veux parler.
Revoir les
cosmonautes russes ne me fit même pas rire. Passer parmi les
météorites me donnait la chair de poule et l’approche de chaque
nouvelle planète me semblait une bonne occasion de reposer mon
ectoplasme.
Je considérais
la galaxie alentour. Comme c’était grand ! Des étoiles en veux-tu
en voilà. Quelqu’un devrait monter faire le ménage parmi toutes
ces étoiles qui traînent dans la Voie lactée. La
Voie lactée ! Les Grecs l’avaient appelée ainsi parce que
cette giclée d’étoiles leur évoquait une giclée de lait sortie
du sein de la déesse Héra,
épouse de Zeus.
Baignés de lait
maternel, nous voguons en touristes vers le pays des morts.
Pour oublier mes
craintes, je me régale du spectacle sans cesse renouvelé du monde
intersidéral. En même temps qu’il vole, mon ectoplasme voit tout.
La nébuleuse
d’Orion ressemble à une coquille Saint-Jacques en passe de se
dissoudre. J’y distingue le nuage d’étoiles nommé Tête
de Cheval qui ressemble en effet à une sorte de cou terminé par
un angle. Plus loin sur ma gauche, il y a la ligne en rebond de la
constellation
du Cygne et puis les étoiles variables des Nuages
de Magellan, pareilles à une salière renversée. Arrive la
supernova de Véga. Tous ces noms m’apparaissent naturellement à
l’esprit mais, en fait, c’est Rose qui me les souffle à
distance. Elle a compris que ce spectacle astral me fascine et elle
m’apporte de son savoir. Merveilleuse femme !
Virage. Loin
devant nous, à droite, on distingue la galaxie
d’Andromède. Elle est sœur de la nôtre et séparée d’à
peine deux millions d’années-lumière. Autour de son axe central,
les étoiles d’Andromède sont plus jaunes que les nôtres. Sans
doute parce qu’elles sont plus jeunes. On pourrait en déduire que
notre bonne vieille Voie lactée est plus âgée que sa parente
Andromède.
Un cours
d’astronomie en plein espace, c’est fabuleux ! Plus passionnant
que n’importe quel safari.
Mais, ici aussi, il
y a des fauves. Dans la constellation
du Chien de Chasse (pur hasard), deux galaxies sont sur le point
de se toucher. La plus petite, en forme d’oursin, est attirée par
la plus grosse, en spirale.
- Et la « manger » ?
- Non. Elles s’associeront pour former une galaxie encore plus immense, donc plus attirante et encore davantage Carnivore.
-
C'est la galaxie M 51,
une galaxie Carnivore, m’explique télépathiquement Rose. Elle est
si énorme qu’elle aspire toutes les autres galaxies qui passent à
sa portée. Là, elle est en train de dévorer la galaxie NGC
5195. Quand les deux masses seront suffisamment proches l’une
de l’autre, l’un des bras spiralés de M
51 s’avancera pour capter NGC
5195.
- Et la « manger » ?
- Non. Elles s’associeront pour former une galaxie encore plus immense, donc plus attirante et encore davantage Carnivore.
Comme quoi la
prédation est partout présente. Même la matière inerte connaît
ses drames.
Nous filons toujours
vers notre objectif central. Nous traversons des systèmes
planétaires exotiques, des nuages de poussières rouges et blanches,
des météorites gelées avec leurs prémices de vie prêtes à
éclore sur une planète qui leur permettra d’exister. Des zones
d’amas d’étoiles succèdent à de grandes étendues vides où il
n’y a plus que le noir, le froid et le rien.
Voici enfin la
corolle du trou noir de la mort. Des étoiles s’entrechoquent sur
son bord, cernant l’entrée du gigantesque tunnel d’un cercle
effervescent.
Nous nouons nos cinq
cordons argentés en une tresse de sécurité bien serrée et,
utilisant l’une des chorégraphies ectoplasmiques de Freddy,
repartons à l’abordage de la dernière zone.
Premier
territoire : nous sommes aspirés dans le vortex, tout comme
le « jus lumineux » des étoiles voisines et toutes sortes d’ondes
et de particules. Nous parvenons sur la plage du Continent Ultime. La
membrane du premier mur comatique vibre comme un tympan quand on la
percute ou la traverse. Tiens, le monde des morts ressemble aussi à
une oreille humaine. Schlouf ! Je passe le mur mou.
Deuxième
territoire : à nouveau la peur du passé, la lutte contre des
monstres infatigables. Ces cerbères seront toujours là à
m’attendre au pays de la fin.
Troisième
territoire : encore mes fantasmes, toujours plus rouges,
toujours plus noirs. J’aime bien les retrouver. Comme ce doit être
affreux, une vie sans fantasmes ! Je ne me laisse cependant pas
engluer, ni par mes désirs ni par mes plaisirs.
Quatrième
territoire : patience. Le fleuve des trépassés s’écoule
lentement dans la plaine orange. Je survole la masse grouillante en
prêtant cette fois plus d’attention à ceux qui la composent.
Miracle, je reconnais tant d’êtres que j’ai rêvé de rencontrer
! Marilyn
Monrœ, Philip
Κ. Dick, Jules
Verne, Rabelais,
Léonard de
Vinci. Se pressent aussi quelques figures mythiques de mes livres
d’histoire : Charlemagne,
Vercingétorix,
George
Washington, Winston
Churchill,
Léon Trotski.
Elle
est si hétéroclite, cette foule… Il
y a là encore James
Dean, Fred
Astaire (qui ne peut s’empêcher d’esquisser quelques pas de
claquettes pour passer le temps), Molière,
Gary Cooper,
la reine Margot,
Lilian Gish,
Louise Brooks,
Zola, Houdini,
Mao Tsé-toung,
Ava Gardner,
les Borgia
(groupés en famille autour de Lucrèce).
Les plus impatients
s’efforcent de demeurer bien au centre du fleuve pour rejoindre la
lumière au plus vite. Les moins disciplinés trament aux alentours.
Beaucoup profitent de cette halte pour des rencontres insolites.
On se dispute
dans la famille du dernier tsar de Russie, chacun reprochant aux
autres de n’avoir pas prévu la Révolution.
Louis XVI
s’efforce de les réconcilier : lui non plus n’a pas vu venir le
coup. Il se détourne pour discuter cartographie avec Marco
Polo. La vraie passion de ce sympathique ectoplasme royal,
c’était ça : la cartographie. Il s’intéressait un peu aussi à
la serrurerie, mais dessiner les fleuves du Canada et déplacer les
mots Terra incognita
étaient vraiment le hobby préféré et inconnu de Louis XVI.
Le Paradis, c’est
vraiment le dernier salon chic où l’on cause ! Je repère de haut
Victor Hugo avec sa grande barbe, en train de draguer
Diane
chasseresse. Raoul est sympathique mais il lance toujours
des énigmes et n’en donne pas la solution. J’atterris près de
Victor Hugo et en profite pour lui réclamer la solution de sa
charade sur la pâtisserie. Au début, il est agacé car je le
dérange de sa drague mais lorsque je lui explique mes raisons, il
éclate de rire et m’explique.
« Mon premier est
bavard, c’est un bavard. Mon second est un oiseau, c’est oiseau.
Mon troisième est au café, c’est café. Solution : la pâtisserie
c’est la Bavaroise
au café. En effet c’était tellement facile que je n’y
avais pas pensé. »
Quelle chance de
pouvoir poser les questions aux personnes les mieux renseignées. Si
je disposais de davantage de temps, je chercherais Stradivarius pour
connaître le secret des colles de ses précieux violons. Je
tenterais de savoir où a disparu
Saint-Exupéry
et pourquoi d’en haut on distingue des dessins géants sur
le Chili et le Pérou.
Je repère
soudain un visage connu. Mon arrière-grand-mère Aglaé ! Je me
précipite vers elle. Elle me reconnaît aussitôt et comprend
d’emblée pourquoi je me suis approché si vite. Oui, elle avait vu
comment je m’étais comporté à sa mort mais elle ne m’en
voulait pas car elle avait lu dans mon cœur mes véritables
sentiments. Tant d’autres qui pleuraient n’étaient que des
hypocrites avides d’attirer l’attention !
Je suis si
content que j’ai envie de chercher mon père pour le lui raconter.
Mais mon arrière-grand-mère Aglaé m’apprend qu’elle l’avait
déjà mis au courant et que, d’ailleurs, il est maintenant loin
devant.
Je reprends mon vol,
l’esprit plus léger.
En bas, Raoul
recherche vainement son père, Amandine croise Félix et fait
semblant de ne pas le reconnaître, malgré les appels désespérés
du premier des thanatonautes. Stefania plane tranquillement au-dessus
de la foule des trépassés, poursuivant son chemin vers la lumière.
Mon astronome d’épouse est en tête de notre groupe, pressée de
vérifier si le fond du trou noir donne sur une fontaine blanche.
Cinquième
territoire : le savoir. Je découvre par hasard, et sans la
demander, la recette du quatre-quarts. Un quart de beurre, un quart
de farine, un quart de sucre, un quart d’œufs. Ça aussi, ça fait
partie du savoir. Il ne faut pas que j’oublie la recette avant mon
retour sur terre.
Sixième
territoire : place à la beauté. Les parterres de dentelles
violettes se succèdent. Mauves, ocre, rouges, jaunes, des images
fractales chatoient à l’infini. Des papillons irisés s’échappent
de becs d’hirondelles roses. Des grenouilles bleues, noires et
blanches déploient des ailes de libellules. Une licorne d’or se
dresse sur ses pattes arrière. La beauté est polymorphe. Comme la
peur.
Septième
territoire : nous débouchons ensemble devant Moch
6, nos cordons toujours bien liés.
Ce voyage était
peut-être moins excitant de n’être plus le premier mais jamais
les décollages ne deviendraient une routine. La navette Challenger
n’avait-elle pas explosé alors qu’à force d’exploits on
commençait à croire les vols spatiaux définitivement sans danger ?
Rien n’est sans danger, même si la décorporation s’avérait une
méthode de découverte de l’univers vraiment soft. À aucun
instant, il ne nous fallait perdre notre prudence. Nous allions loin,
très loin et vite, si vite. À ce rythme, le moindre incident
pouvait prendre des proportions dramatiques.
Ce que nous
découvrions maintenant, nous n’aurions jamais pu le déceler,
fût-ce avec le meilleur télescope embarqué sur satellite ! Nous
étions dans les étoiles, au centre de la galaxie, au fond du trou
noir et avec la possibilité d’en sortir. Quel astronome pourrait
nourrir plus grande ambition ?
Pour nous, les cinq
mousquetaires de la mort, c’était maintenant le bout du voyage.
Nous étions parvenus au grand rideau masquant le dernier aspect du
trépas. Je m’avançai tandis que les autres hésitaient à me
suivre. Ils voyaient bien que le fleuve des morts transperçait la
membrane de Moch 6 mais appréhender le dernier visage de la vie
emplit de crainte tout être raisonnable. Je haussai les épaules.
Après tout, moi, j’y étais déjà allé. Je soulevai un pan du
rideau terrifiant et invitai mes amis à me suivre.
Agressive et
magnétique à la fois, la flamboyante lumière nous frappa. Pour ma
part, surpris, je constatai être content de retrouver cette vaste
plaine cylindrique blanche et ses voiles de brume. En bas, le fleuve
des morts se scindait en quatre bras.
Apparurent les
premiers halos des anges, si colorés, si lumineux face à nos
ectoplasmes si ternes ! Si on me demande un jour quelle est la plus
belle ambition d’un homme, je connais désormais la réponse : la
plus belle ambition est de rendre son âme aussi belle que celle d’un
ange bienveillant. Mais comment réaliser pareille prouesse ?
Un ange à l’allure
sportive voleta vers nous et nous demanda les raisons de notre
présence ici, avec nos cordons intacts. Curiosité ? Désir de faire
avancer la science ? Même Stefania à la langue d’ordinaire si
bien pendue resta coite. Ce fut « lui » qui répondit à notre
place :
- Vous êtes des Grands Initiés, n’est-ce pas ?
- Des quoi ? s’étonna Raoul.
- Des Grands Initiés, répéta patiemment l’ange.
Apparemment,
notre intrusion ne l’étonnait pas trop. « Grands Initiés », «
ils » avaient un terme pour désigner les « vivants » qui
s’avançaient jusqu’ici. Cela signifiait que d’autres nous
avaient déjà précédés et avaient gardé l’information secrète.
D’autres thanatonautes ? Des moines, des chamans, des rabbins, des
sages qui, discrètement et sans l’aide des techniques modernes, se
seraient adonnés à ce genre de voyage depuis la nuit des temps ?
L’ange souriait.
Je compris alors pourquoi lui et ses confrères ne m’avaient guère
posé de problèmes lors de mon premier passage au Paradis. Des «
Grands Initiés », depuis toujours ils étaient accoutumés à en
recevoir, même si, nous l’apprîmes par la suite, leurs visites
n’avaient guère été fréquentes.
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