… Elle me
mordille les oreilles. Ça reste entre nous mais j’aime bien.
J’adore même ça. Surtout sur l’angle supérieur. Et puis le
lobe. Et la nuque aussi. Pas le cou. En revanche, j’aime bien sur
la pointe des épaules. Elle le sait. Elle sait tout sur ma
sensualité ! Elle en profite. En abuse. Puis mon Amandine de rêve,
devenant encore plus audacieuse, me… Mais, s’arrachant aux
houris, Freddy bat le rappel et nous intime de surmonter nos pulsions
sexuelles. Nous nous serrons les uns contre les autres en nous tenant
mutuellement nos cordons ombilicaux. Près de moi, un moine taoïste
n’en mène pas large. Il sait que nous nous avançons vers des
territoires splendides mais dangereux.
Plusieurs fois nous
tentons de rattraper Rose. En vain. Elle a déjà traversé Moch
3 et rejoint la foule des morts en attente.
Comme elle, nous
pénétrons dans le pays orange. La file des trépassés s’étend à
perte de vue. Certains s’étonnent de nous voir toujours nantis de
nos cordons. Qu’est-ce que c’est que ces étranges touristes
venus du monde de la vie pour visiter le continent des morts ? La
plupart, cependant, se désintéressent de nous.
Je cherche Rose dans
la cohue.
Il y a là des
bataillons entiers de soldats massacrés dans des guerres exotiques,
des victimes d’épidémies foudroyantes, des accidentés de la
route en pagaille. Des morts, des morts, encore des morts, de toutes
races et de tous pays. Des lépreux, des condamnés à mort
électrocutés, des grilleurs de feux rouges, des torturés
politiques, des fakirs imprudents, des constipés chroniques, des
explorateurs empoisonnés par des flèches au curare, des nageurs
sous-marins qui ont trop taquiné le requin, des fusiliers marins,
des éthyliques frénétiques, des paranoïaques qui ont fui leurs
ennemis imaginaires par la fenêtre du neuvième étage, des sauteurs
à l’élastique dont l’élastique l’était trop, des
vulcanologues trop curieux, des myopes qui n’ont pas vu le camion
s’approcher, des presbytes qui n’ont pas vu le ravin, des
astigmates qui n’ont pas reconnu la mygale, des lycéens qui n’ont
pas compris qu’une vipère, ça ne ressemble pas à une couleuvre.
Nous bousculons tout
le monde.
« Rose, Rose »,
émets-je en langage télépathique.
Plusieurs femmes
nommées Rose se retournent. Des Rose pleines d’épines, d’épis
ou de dépits. Comme ceux des autres, leur ectoplasme raconte leur
histoire. Une victime d’un mari jaloux, une paysanne surprise dans
une meule de foin par un père vindicatif, une vieillarde décédée
sans avoir profité de ses richesses que dilapident déjà ses
petits-enfants…
Je progresse
parmi d’autres défunts. Des morts, des morts, encore des morts.
Des drogués en overdose, des femmes trop battues, des glisseurs sur
peaux de bananes, des enrhumés malchanceux, des fumeurs époumonés,
des marathoniens gagnants, des pilotes de Formule 1 qui ont loupé le
virage, des pilotes d’avion qui ont manqué la piste
d’atterrissage, des touristes qui se figuraient que Harlem était
beaucoup plus pittoresque le soir, des amateurs de vendettas
familiales, des découvreurs de virus inédits, des buveurs d’eau
du tiers monde, des ramasseurs de balles perdues, des collectionneurs
de mines de la Seconde Guerre mondiale, des racketteurs de blousons
qui sont tombés sur des policiers en permission, des voleurs de
voiture piégée.
Il y a aussi des
motards qui étaient persuadés qu’il y avait assez de place pour
doubler le camion en haut de la côte, des camionneurs qui ont donné
un grand coup de volant pour éviter une moto juste en haut de la
côte, des autostoppeurs qui ont vu tout à coup, juste en haut d’une
côte, une moto les frôler et un camion leur foncer dedans.
Des greffés du
foie discutent avec des greffés du cœur. Des enfants critiquent
leurs parents qui ne les ont pas encore retrouvés alors que, jouant
à cache-cache, ils s’étaient simplement cachés dans le
réfrigérateur.
Aucune
tension entre les défunts. Ici règne la paix universelle. Des
Bosniaques côtoient avec aménité des Serbes. Des clans corses se
réconcilient. Un naufragé de la mer s’entretient avec un naufragé
de l’espace.
Freddy nous
rappelle que nous n’avons pas de temps à perdre en distractions.
Nous nous rassemblons autour de lui, prêts pour la figure que nous
avons répétée au laboratoire. Nous soutenant les uns les autres en
veillant à préserver nos cordons ombilicaux, nous nous constituons
en pyramide. Au sommet, Freddy, Raoul et Amandine me tiennent sur
leurs épaules.
Je communique à
Rose que nous sommes là pour la faire revenir à la maison. « À
quoi bon ? » répond-elle. Elle estime que son heure est venue. Il
faut savoir en finir avec l’existence et elle est satisfaite de sa
fin : elle est morte après avoir réussi sa vie. Elle est partie
alors qu’elle était heureuse et que ses projets aboutissaient. Que
demander de plus ?
Je lui rétorque
qu’elle est morte avant d’avoir eu un enfant et que, moi, je
souhaite un enfant d’elle. Elle riposte en me rappelant une phrase
de Stefania : « Le problème, c’est que les gens se figurent
indispensables sur cette terre et ne sont pas capables de tout
abandonner, quel orgueil ! »
Elle estime que le
monde est suffisamment peuplé pour qu’elle n’ait pas à
regretter de le laisser sans descendance. Enfin, pour ne plus
entendre mes exhortations, elle prend ses jambes à son cou et joue
des coudes pour dépasser la masse des trépassés en attente.
Mon épouse et nous
à ses trousses passons ainsi le quatrième mur comatique et gagnons
le pays du savoir.
Sans le demander,
j’apprends pourquoi E = mc2
et je trouve ça génial. Je comprends pourquoi l’humanité se
déchire constamment dans des guerres. Je vois même où sont cachées
les clés de ma voiture que je cherche depuis si longtemps.
J’obtiens un tas
de réponses à des questions que je ne me suis jamais posées.
Comment, par exemple, on peut conserver des bulles dans une bouteille
de champagne rien qu’en introduisant une cuillère d’argent dans
le goulot1.
(Ça, ça a toujours été pour moi un grand mystère !)
Je comprends qu’il
faut accepter sans se plaindre le monde tel qu’il est et sans juger
qui que ce soit. Je comprends que la seule ambition d’un humain ne
peut être que de chercher à sans cesse s’améliorer. Mon
intelligence se dilate à en faire exploser ma cervelle. J’ai
conscience de tout, de la vie, des êtres, des choses.
- Qu’il est agréable de tout comprendre ! Comme Adam a dû être heureux en croquant la pomme de la connaissance et Newton en la recevant sur la tête !
Ah oui, la
rencontre avec le savoir est peut-être l’épreuve la plus
difficile entre toutes.
J’avance dans le
savoir. Le grand savoir et le petit savoir. Le savoir absolu et le
savoir relatif. Soudain je m’arrête, frappé par une révélation
: je n’ai jamais aimé. Certes, j’ai éprouvé de la compassion,
de l’attendrissement. Je me suis réchauffé auprès de mes amis,
de gens avec lesquels
j’avais plaisir à
être et à discuter. Mais les ai-je vraiment aimés ? Suis-je
seulement capable d’aimer ? D’aimer quelqu’un d’extérieur à
moi et qui ne soit pas moi ? Je me dis que je ne suis sûrement pas
le seul dans ce cas et qu’ils sont certainement nombreux, les
humains qui n’ont jamais vraiment aimé, mais ce n’est pas une
raison. Je n’y vois ni excuse ni consolation. L’expérience de la
mort m’aura au moins ouvert les yeux sur une idée qui m’avait
toujours paru entachée de stupide sensiblerie : il faut aimer pour
être heureux.
Aimer est le plus
grand acte d’égoïsme, le plus beau cadeau qu’on puisse s’offrir
à soi-même. Et pour l’instant, je n’en ai jamais été capable
!
Et Rose ? Après
tout j’ai cru l’aimer, puisque je suis mort pour elle. En fait,
je ne l’aime pas assez. Rose, si je te tire de là, si nous nous
tirons de là, je t’assommerai de mon amour. D’un amour immense
et gratuit ! La pauvrette, elle s’étonnera sûrement de ce qu’il
lui arrive. Il n’est rien d’aussi effrayant qu’un grand amour
subitement livré par quelqu’un qui s’est toujours efforcé de
modérer ses sentiments. Ce sera effrayant et en même temps
délicieux ! Comme il me tarde de le lui annoncer, que je suis
capable de comprendre ce que c’est que d’aimer vraiment !
J’accélère
mon vol et les autres aussi. Rose est au bout du tunnel. Après
avoir, comme nous, fait le plein de connaissances, elle franchit le
cinquième mur comatique et entre dans le pays de l’idéale beauté.
Flop !
Quel choc !
Après avoir
affronté la peur, les désirs, le temps, le savoir, voici le
merveilleux pays vert, ses fleurs, ses plantes, ses arbres splendides
aux couleurs chatoyantes comme des ailes de papillon. Comment encore
décrire l’indescriptible ? J’aperçois un parfait visage
féminin, je plane au-dessus de son corps et il se transforme en
fleur aux pétales en vitraux de cathédrale. Dans des lacs
transparents, des poissons aux longues nageoires de cristal nous
sourient. Des gazelles grenadine sautillent par-dessus des aurores
boréales.
Ce ne sont pas
des hallucinations. L’idéale beauté ramène à la surface tous
mes souvenirs de beauté et les entraîne à leur paroxysme. Mes
compagnons eux aussi ont leurs propres visions. Des papillons noir
fluo volettent autour de Raoul. Des dauphins argentés jouent autour
de Stefania. Freddy est cerné de jeunes faons vert et blanc au dos
couvert d’écume. Quelque part retentit le Prélude
à l’après-midi d’un faune de Claude
Debussy. La beauté, c’est aussi la musique. Et les parfums, je
sens partout comme des odeurs légères et mentholées.
Devant, Rose
ralentit un peu puis repart de plus belle vers l’attirante lumière
centrale qui me captive moi aussi tant ses ondes sont positives.
Ma femme arrive
ainsi au sixième mur. Moch 6. Celui qu’aucun thanatonaute au monde
n’est encore jamais parvenu à franchir !
Comme elle se
dépêche, elle qu’aucun cordon n’entrave plus, dans sa course
vers l’inconnu !
Floup !
Elle est de
l’autre côté. Elle est dans la Terra incognita !
Freddy nous indique
qu’il nous faut maintenant modifier notre position. Il réclame une
large base se poursuivant par une pointe fine. Il nous annonce que
seuls lui et moi tenterons le passage. Lui, parce qu’il est
expérimenté entre tous, moi, parce que je suis seul capable de
convaincre ma femme de revenir.
Raoul m’encourage.
- Allez ! Tout
droit, toujours tout droit vers l’inconnu !
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