Je recule et deviens
tout petit.
Mon ectoplasme se
fige d’étonnement. Le sang cesse de gicler de mes doigts.
Derrière le masque
de squelette, il n’y a qu’un squelette. Une autre tête de mort.
La femme en satin blanc se l’arrache pour en découvrir une autre,
puis une autre et une autre encore. Elle en rejette ainsi plus d’une
centaine, comme autant de représentations identiques de la mort.
La mort, ce n’est
que ça. La mort est la mort est la mort est la mort est la mort, et
rien d’autre.
L’être ou la
chose redevient titanesque. Ses jambes se transforment en tentacules
qui m’emprisonnent. Je me débats de mon mieux. Comme je comprends
à présent la terreur de Bresson !
- Tu vas regretter d’être monté ici ! s’exclame le squelette, avec de nouveaux rires.
Et comme il
redevient femme masquée, je vois des doigts roses pourrir, de la
chair moisir, se putréfier. Deux index ne réussissent qu’à
traverser mon visage ectoplasmique en cherchant à me crever les
yeux.
Soudain, je n’ai
plus devant moi qu’une araignée recouverte de satin blanc.
Télépathiquement,
j’essaie des formules magiques pour m’en débarrasser. « Vade
retro Satanas. » Vainement. Me
vient à l’esprit la litanie de la peur de Dune. Je la prononce : «
Je ne connaîtrai pas la peur. La peur est la petite mort qui conduit
à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui
permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Et lorsqu’elle
sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là
où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. »
Je ferme les yeux et
répète mentalement chaque phrase.
Le rire cesse et la
femme en blanc explose en bulles de lumière.
Une seule demeure.
C’est la lumière centrale qui nous indique le chemin. Au travers
de cette clarté, j’aperçois en ombres chinoises les silhouettes
de mes amis. Je les rejoins. Tous ont combattu leur monstre. Leur
monstre personnel.
Freddy le
confirme : nous avons passé Moch 1. Et
Rose est toujours loin devant.
Après le premier
mur comatique, la couleur change. Le bleu vire au violet, puis au
marron. Il y a des reflets noirs. Sont-ce les teintes de l’Enfer ?
Nous ralentissons
notre course tandis que, comme les grêlons d’une insolite tempête,
les bulles-souvenirs fondent sur nous.
Le couloir se
tord, se transforme en ressort. Je voyage toujours vers la lumière
de la mort en essayant de ne pas prêter attention à leurs morsures.
Quelle impression de force ! Il n’y a pas vingt minutes que mon âme
est sortie de ma chair et je suis déjà à des centaines
d’années-lumière.
Aucune sensation de
perte, encore moins d’appauvrissement. Je viens simplement de
quitter une armure rouillée. Je croyais que cette armure me
protégeait. En fait, elle me compressait l’âme, le souffle,
l’intelligence.
Avec cette armure,
j’ai encaissé des coups, persuadé que mes blessures n’y
inscriraient que de simples rayures. Vaste méprise. Tout a touché
mes sensibles racines. Tous les coups de mon existence, je les revis
un par un. Paradoxalement, ceux que j’ai reçus ont laissé moins
de traces que ceux que j’ai donnés. Mon âme est comme un arbre où
seraient gravés au canif des mots et des souvenirs.
Tout se passe très
vite. Je revois ma naissance, ma mère me nourrissant de force, mon
père me donnant des vertiges et seul à s’amuser en me forçant à
jouer à l’avion, mes premières irruptions de boutons et la honte
qu’ils me causèrent, mon accident de voiture, l’hécatombe des
prisonniers de Fleury-Mérogis, Félix acculé au suicide, la foule
du Palais des Congrès me conspuant, les lettres d’insultes, les
lettres de menaces, et ma perpétuelle culpabilité. « Assassin !
Meurtrier ! », me lancent au visage des hommes dont j’ai oublié
jusqu’au nom. « Assassin, assassin, assassin, assassin », me
répète une voix intérieure. « Tu as tué cent vingt-trois
innocents. » « Désolée, Michael, mais vous n’êtes pas du tout
mon type d’homme. » Les mauvais souvenirs se mêlent à des
cauchemars anciens.
À tout prendre, je
préfère encore la rencontre avec la femme en robe de satin blanc.
Tant pis, je fais face à mon passé avec le maximum d’honnêteté.
Rose est elle
aussi freinée par la grêle des bulles-souvenirs. Je tiens peut-être
là l’occasion de la rattraper. Je m’approche avec beaucoup de
difficultés, luttant contre la tempête de ma propre vie. Je
progresse pourtant. Ça y est, je l’ai presque rejointe.
Télépathiquement (puisque ainsi s’expriment les ectoplasmes), je
lui lance : « Nous sommes venus te chercher pour t’aider à
redescendre. » Elle ne me prête aucune attention. Elle a retrouvé
son premier amour. C’est un astronome américain. Quand il l’a
laissée tomber, elle a cherché à le reprendre en poursuivant les
mêmes études que lui. Rose ne m’en avait jamais parlé.
Maintenant, je comprends mieux nombre de ses sentiments.
Elle
discute avec les souvenirs de son amant. Il lui dit qu’il
s’ennuyait avec elle. Il lui dit que, dans un couple, le plus
important est de ne jamais s’ennuyer. Elle était douce et
gentille, certes, mais elle ne lui apportait rien de spécial. C’est
pour cela qu’il l’a quittée.
En larmes, Rose
s’enfuit. Je n’ai pas eu le temps de lui jurer que non, on ne
s’ennuie pas avec elle que, déjà, elle a traversé le deuxième
mur comatique.
Je ne puis courir
après elle. Freddy me retient par mon cordon argenté. Il me
rappelle que le but de cette expédition consiste à tous rentrer
vivants sur terre et que, si je me précipite trop, je briserai mon
cordon et ne pourrai plus ni secourir Rose ni faire demi-tour.
Freddy, Stefania,
Raoul et Amandine me tenant les mains, nous passons ensemble Moch 2.
Stefania nous a
certes souvent vanté les plaisirs du pays rouge mais je n’avais
jamais imaginé tant de fantasmes et de perversions concrétisés !
Une autre Amandine, l’Amandine que j’ai si longtemps désirée,
se présente en guêpière et bas résille et tente de m’enlacer.
Je cherche comme échappatoire la véritable Amandine mais celle-ci
s’abandonne dans les bras d’un bel éphèbe noir aux muscles
saillants.
De jeunes garçons
caressent Raoul, dont je n’avais jamais pensé qu’il puisse
refouler des tendances homosexuelles. Habituée des lieux, Stefania
en profite pour se mêler un instant à une bande de jeunes filles
qui connaissent les plus intimes ressorts d’un corps de femme. Sur
la banquette arrière d’une Rolls Royce, Rose se livre à un prince
de contes de fées.
J’ai envie de la
tirer de là mais l’Amandine de mes fantasmes, dont la longue
crinière blonde contraste avec ses vêtements de cuir noir,
m’attrape le visage et le plonge entre ses seins tièdes tout en
riant comme une diablesse.
De son côté,
Freddy est entouré d’un harem de femmes arabes, toutes portant un
diamant étincelant au nombril. Un par un, comme effeuillant une
marguerite, il leur ôte leurs voiles de soie.
Où sommes-nous
allés nous fourrer ? Mon Amandine de rêve me caresse le cou de
l’extrémité de ses cils qu’elle fait battre très vite. Un
papillon nerveux me chatouille de ses longues ailes de soie. J’avais
donc ce fantasme-là ? C’est délicieux. Amandine me sourit avec un
regard des plus coquins. Puis, avec sa bouche, elle me…
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