Nous
n’avions pas été les seuls à chercher des alliés. Les
haschischins qui semblaient nous haïr personnellement se trouvèrent
eux aussi d’insolites associés. Eux baptisèrent leur armée «
Coalition » et la rassemblèrent dans le thanatodrome qu’ils
avaient implanté au cœur même de leur ancienne forteresse
d’Alamut.
Pour commencer, ils se lièrent avec des moines shintoïstes du
temple
Yasukuni.
C’est là, dans ce
lieu sacré proche de Tokyo, que sont honorées les âmes des 2 464
151 soldats tombés au cours de toutes les guerres du Japon impérial.
Quoi qu’il en
soit, rabbins libéraux plus moines de Shaolin contre muftis
haschischins plus moines Yasukuni, les hostilités ralentirent
sérieusement l’exploration du Continent Ultime. Il y eut des
batailles terribles, comme celle du 15 mai où deux cents soldats de
l’Alliance affrontèrent six cents adeptes de la Coalition. Freddy,
le pacifique Freddy, improvisa à cette occasion ce qu’il faut bien
qualifier de première stratégie de lutte ectoplasmique.
Il
envoya un petit groupe de taoïstes et de rabbins en éclaireurs
tandis que le gros de l’armée alliée se dissimulait derrière le
premier mur comatique, affrontant les bulles-souvenirs. La lutte
était si chaude sur les pourtours de la corolle que les Coalisés en
oublièrent l’existence de Moch
1. Dès que les Alliés
s’y engouffrèrent, ils les poursuivirent en se tenant mutuellement
le cordon ombilical pour se protéger. La mauvaise rencontre qui les
attendait n’était pas celle qu’ils avaient escomptée. En effet,
ce ne furent pas les Alliés mais les bulles-souvenirs qui les
assaillirent.
Nos hommes
profitèrent de la surprise pour couper le plus possible de cordons
ombilicaux. Trois cents Coalisés, haschischins en tête, foncèrent
ainsi ce jour-là vers la lumière.
Côté alliés, on
se résigna à déplorer une petite centaine de ce qu’il fallait
bien appeler des « morts ».
Freddy estima que si
la victoire avait été somme toute facile, c’était parce que le
passé des rabbins et des hommes de Shaolin était sans aucun doute
beaucoup plus limpide que celui des haschischins. Eux n’avaient pas
encouragé des massacres au Liban, pratiqué des attentats
terroristes en tout genre. Ils n’avaient pas à se garder de leurs
victimes d’antan en même temps que de leurs ennemis présents.
Paradoxalement,
ces guerres ectoplasmiques donnèrent à la conquête de l’au-delà
ses vraies lettres de noblesse. À travers le monde, les religions
connurent un regain de ferveur en même temps que, hélas ! les
fanatiques devenaient plus nombreux. Certaines sectes cherchèrent
même à profiter de l’occasion pour s’élever au rang de
religion reconnue. Il suffisait d’un commando pour mettre en péril
les représentants d’une confession établie. Heureusement, les
gens partaient nus pour le Continent Ultime. Ils n’avaient aucune
possibilité d’emporter avec eux armes, mitraillettes, fusils ou
même poignards. Sinon, étant donné la férocité des empoignades,
c’eût été le massacre des clercs.
Faute de photos et
de films, au début journaux et télévisions parlèrent peu des
guerres ectoplasmiques. Mais, toujours à la pointe de l’information
en la matière, le Petit Thanatonaute illustré eut l’idée de
dépêcher son reporter, Maxime Villain. Ancien moine trappiste
demeuré longtemps muet, ce journaliste avait acquis une fantastique
mémoire visuelle. Si certains êtres sont des émetteurs, lui,
toujours taciturne, était un récepteur. Il captait tout et le
restituait ensuite à ses lecteurs. Pour eux, premier reporter
ectoplasmique, il griffonna quelques images des combats terribles qui
se déroulaient dans l’au-delà. Enfin une guerre propre et sans
danger pour le citoyen moyen. Bien assis dans leurs fauteuils, de
paisibles amateurs se passionnèrent pour l’invisible conflit.
N’empêche qu’il
nécessitait des effectifs toujours accrus. Dans notre thanatodrome
des Buttes-Chaumont, nous fûmes obligés d’abandonner nos
appartements particuliers pour laisser place à une quantité de
trônes d’envol. Cinquante clercs de l’Alliance au moins devaient
désormais décoller simultanément si on voulait triompher de
l’ennemi.
Le bâtiment
s’était transformé en une véritable tour de Babel. Il résonnait
de langues étrangères et souvent incompréhensibles les unes pour
les autres mais, tous unis dans la même volonté de conquérir
l’au-delà, les représentants des différentes confessions
s’entendaient à merveille et se débrouillaient pour échanger
leurs techniques de méditations et de prières.
L’Alliance
devenait chaque jour plus hétéroclite. Aux rabbins libéraux, aux
moines taoïstes et aux sages bouddhistes du début, s’ajoutèrent
des marabouts animistes ivoiriens, des muftis turcs, des moines
shintoïstes de l’île d’Hokkaido
(ennemis traditionnels des moines shinto du temple de Yasukuni), des
derviches tourneurs grecs et même trois chamans inuit, six sorciers
aborigènes d’Australie, huit sorciers bushmen, un guérisseur
philippin, un Pygmée
dont nous ne comprîmes jamais les croyances ainsi qu’un sage
cheyenne. Notre armée comprenait ainsi plus de deux cents pieux
soldats, preuves vivantes qu’il est possible d’instaurer une
parfaite harmonie entre toutes les fois terrestres.
Une ambiance
sereine régnait dans le penthouse, lieu de rencontre de tout notre
petit monde. Loin des rigueurs de leurs monastères, nos dévots
échangeaient des plaisanteries de collégiens. Pour ma part, je
tentai de faire bonne figure en proposant une énigme :
- Vous savez comment on peut tracer un cercle et son axe sans lever son stylo ?
Moines et rabbins se
passionnèrent pour ce défi au bon sens.
- Impossible ! finirent-ils par s’exclamer.
- Ni plus ni moins que la thanatonautique, répondis-je avec flegme avant de leur indiquer la solution.
Derrière,
j’entendis Raoul, toujours en avance d’une énigme, débiter à
une assistance attentive la charade de Victor Hugo :
- Mon premier est bavard. Mon deuxième est un oiseau. Mon troisième est au café. Mon tout est une pâtisserie.
Il y avait là
matière à discussion. Surtout parce que la solution semblait
simple. Tandis que Freddy jouait du Gershwin
sur le piano et qu’Amandine concoctait ses savants cocktails, je me
creusais la cervelle : « Mon premier est bavard ? Une pie. Mais une
pie, c’est aussi mon deuxième, l’oiseau… Et qui, quoi, se
trouve dans un café : un poivrot, un serveur, une bière ? »
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