Oublier mes
problèmes personnels. Les jours qui suivirent, je tentai de faire
abstraction de mon individualité. Pas de désir, pas de souffrance.
Je savais que mon désir pour Amandine pouvait très bien se
transformer en obsession. Obsession d’autant plus dangereuse que,
désormais, elle était hors de portée.
Stefania revint
de Florence et je me dis que maintenant que Raoul s’intéressait à
une autre, nous devrions peut-être mettre nos solitudes en commun.
D’ailleurs, l’Italienne semblait me trouver à son goût. Elle me
donnait de grandes claques dans le dos, pouffait et m’appelait son
« stupido Michaelese ». Un compliment local, sans doute.
Le problème,
c’est que je me demandais comment m’y prendre. J’ai toujours
été un dragueur nul. J’avais certes connu une dizaine de femmes
jusqu’ici mais c’était toujours elles qui s’étaient
débrouillées pour m’entraîner dans leur lit et non l’inverse.
En plus, je n’ignorais pas que Stefania était mariée, même si
elle n’abordait jamais ce sujet.
Curieusement,
Raoul et Amandine ne laissaient rien transparaître de leur idylle.
Ils ne se tenaient jamais par la main, n’échangeaient pas de
baisers volés. Seule une certaine sérénité dans leur comportement
indiquait qu’ils avaient momentanément trouvé la paix des sens,
l’un auprès de l’autre.
Stefania ne
remarqua rien. Elle continua même à se montrer provocante avec
Raoul. Normal, un homme heureux en ménage dégage toujours une sorte
d’aura qui le rend encore plus séduisant auprès des autres
femmes. Moi, avec ma constante angoisse et ma perpétuelle solitude,
je ne pouvais que les repousser.
Me restait le
travail. Je m’y jetai à corps perdu. Pour notre thanatonautesse,
je rêvais de tous les exploits.
Plus je ratais mon
rapport avec l’amour, plus je voulais réussir celui avec la mort.
D’ailleurs mon rêve récurrent de la femme en satin blanc au
masque de squelette se fit à cette époque encore plus présent. Je
n’étais peut-être pas arrivé à déshabiller Amandine, mais
j’avais l’intention de dépuceler la Grande Faucheuse.
Mort, je vais
savoir ce qu’il y a derrière ton masque !
Mort, prépare-toi
à révéler ton dernier secret.
Mon fer de lance
serait d’ailleurs une femme : Stefania. Stefania, mon bélier qui
défoncerait la porte du château noir.
J’améliorai
encore les boosters, le trône d’envol, j’ajoutai de nouveaux
capteurs sensoriels. Simultanément, j’apprenais les cartes des
chakras yogis et les méridiens d’acupuncture. J’essayais de
tracer la forme du corps vital dont parlaient les livres tibétains
autour de la silhouette humaine. À force d’étudier cette
enveloppe, je me surpris même à la débusquer dans mon entourage.
J’étudiai un
peu les phénomènes physiologiques liés à la méditation. J’avais
toujours cette préoccupation de légitimer la mystique par la
science. Selon certains ouvrages, le cerveau émettait des longueurs
d’onde différentes selon son activité. Elles pouvaient être
captées par un banal électrœncéphalogramme.
Quand on réfléchit
« couramment » par exemple, on émet trente à soixante vibrations
par seconde, on nomme cela être en phase de rythme d’ondes bêta.
Plus on est éveillé, plus on est concentré, plus les vibrations
sont nombreuses.
Quand on ferme les
yeux, on obtient tout de suite une émission d’ondes plus lentes
mais d’amplitude parfois plus haute.
On oscille aux alentours de douze vibrations par seconde. On est
alors en phase alpha.
Dans la phase de sommeil sans rêve, on est en émission d’ondes delta. Entre une demi et trois vibrations par seconde1.
Je le vérifiai sur
Stefania, mon cobaye. Je lui avais déposé des capteurs sur les
tempes, l’occiput, les pariétaux et je repérai durant l’envol
une activité d’émission d’ondes alpha. Cela signifiait que le
cerveau sur toute sa surface était dans un état de veille paisible.
Cependant cette
découverte ne put être exploitée. Le fait de voir Stefania en
ondes alpha nous informait simplement qu’elle contrôlait
parfaitement sa méditation.
Durant cette
période, notre équipe renforcée fit merveille. Stefania divorça
de son lointain époux et s’installa à Paris pour mieux travailler
avec nous. On lui trouva au troisième étage un appartement voisin
du mien.
Tous les matins,
elle décollait du penthouse en n’usant que de la simple méditation
afin de reconnaître de loin les lieux où l’entraînerait le soir
cette même méditation, assistée cette fois d’un peu de chimie.
Elle était belle, pulpeuse et concentrée, parmi les plantes vertes,
près du piano.
Je l’observais
partir là-bas et je discutais ensuite longuement avec elle devant
les cartes du Continent Ultime. J’ajoutais des ratures, coloriais
des zones, jouais avec les mots Terra incognito, comme s’il
me démangeait de les faire reculer.
Stefania effectua
en deux semaines trois incursions au-delà du premier mur et nous
pûmes ainsi compléter notre carte de l’au-delà avec une certaine
précision, quoiqu’il fût évident que les bulles-souvenirs du
passé de Stefania n’étaient pas universelles et qu’en aucun cas
elles ne pourraient servir de repère à un autre thanatonaute.
Dans l’attente de
résultats sûrs, nous avions désormais renoncé à toute publicité.
De toute façon, depuis les révélations terrifiantes de Jean
Bresson, la plupart des thanatodromes du monde avaient fermé leurs
portes et nous n’avions plus à redouter leur concurrence.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage.
Petit envol du
soir. La jeune Italienne était étendue sur le fauteuil rouge bordé
de métal noir. Ses longs cheveux ondulés coulaient sur son
chemisier. Elle ressemblait à une peinture Renaissance de Titien.
Je bus un café
serré. Les vols de Stefania étaient de plus en plus longs.
Depuis maintenant
près de trente-quatre minutes, elle était plongée dans son
coma-méditation.
- Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je à Raoul qui venait d’entrer dans le laboratoire en refermant sa chemise.
Il regarda la
minuterie du réveil électrique et s’aperçut qu’elle l’avait
programmé pour coma plus trente-huit minutes ! Il bondit.
- C’est de la pure folie ! Jamais elle ne pourra se réveiller.
Je ne m’en étais
pas rendu compte.
Il tourna le
commutateur de la minuterie pour le remettre d’un coup sur zéro.
Aussitôt, le courant électrique se déclencha par petites saccades
de plus en plus appuyées, tel un freinage nanti d’un système
antiblocage.
- Rentre, Stefania, tu es allée trop loin !
Nous étions
inquiets. Pourtant tout se passa bien.
Le retour
s’accomplit progressivement.
Stefania ouvrit d’un
coup les yeux, battit des paupières comme si elle s’arrachait d’un
rêve. Elle nous regarda, sourit, puis annonça fermement :
- Je l’ai vu.
- Tu as vu quoi ?
- J’ai été au fond. Et je l’ai vu. Il y a un second mur ! Moch 2.
Notre
thanatonautesse reprit son souffle tandis que Raoul s’emparait de
la carte du Continent Ultime.
- Raconte, dit-il.
Elle parla.
- Au début, comme
d’habitude, j’ai abouti dans un couloir noir où des bulles de
lumière m’attaquaient. Dans chaque bulle se trouvait un souvenir
pénible, des choses que j’avais mal réglées. Si vous voulez
tout savoir, j’ai vu une petite fille à qui j’avais volé son
cartable, j’ai vu ma mère qui pleurait parce que j’avais de
mauvaises notes, j’ai vu un jeune homme que j’avais repoussé et
qui s’est suicidé de dépit. J’ai revu évidemment le moment où
j’étais une tortue sur le dos et le jour où j’ai appris la
mort de la femme de ménage de l’école.
« J’ai fait front
à tous ces mauvais souvenirs et à chacun j’ai expliqué mes
actes. J’avais volé le cartable de la petite fille parce que mes
parents n’étaient pas assez riches pour m’en acheter un, j’avais
de mauvaises notes à l’école parce que ma mère ne me laissait
aucun moment pour travailler à mes devoirs, elle me demandait
toujours de faire la vaisselle ou de passer le balai, l’homme que
j’avais repoussé me draguait alors que j’étais déjà prise par
un autre jeune homme qui me plaisait. Je n’étais pas responsable
de la mort de la femme de ménage de l’école.
« Autour de moi,
j’ai vu les autres morts se battre contre leurs souvenirs sans
arriver à se justifier. Alors les souvenirs peu à peu les
submergeaient, comme des globules blancs s’attaquant à un microbe.
Ceux qui avaient tué recevaient des coups de la part de leurs
victimes, ceux qui avaient été négligents recevaient des gifles.
Les paresseux étaient jetés dans la vase. Les colériques étaient
emportés par les vagues. Ce spectacle me rappela d’ailleurs
étrangement La Divine Comédie de Dante.
« Ceux qui avaient
péché par avarice voyaient leurs yeux cousus. Ceux qui avaient
péché par la luxure voyaient leur chair brûlée. La mort, c’est
quand même terrible.
« Lorsque j’eus
vaincu mes démons et assisté aux combats de mes voisins, je
poursuivis dans le couloir noir qui devenait maintenant violet. Tout,
autour de moi, évoquait deux mots : peur et obscurité. Les murs
avaient une consistance poudreuse et une odeur de terre qu’on vient
de labourer.
Selon elle, l’énorme
couloir se réduisait sans cesse mais son diamètre était encore de
plusieurs centaines (peut-être milliers ?) de kilomètres.
Il avait la forme
d’une cuvette ou d’un entonnoir. Les gens se battaient avec leurs
souvenirs sur des corniches escarpées. C’était comme une «
falaise cylindrique ». La lumière continuait à palpiter au fond de
la cuvette. Mais il n’y avait plus ni haut ni bas.
Elle s’empara de
la carte de Raoul et l’inclina de manière que la pointe de
l’entonnoir soit dirigée vers le plancher.
- Le cône n’est pas horizontal, mais vertical, certifia-t-elle. Les parois se réduisent au fur et à mesure qu’on descend des corniches sablonneuses.
Elle griffonna :
Décollage.
Extinction de tout
signe de vie normale.
Coma.
Sortie du monde.
Dix-huit minutes de
vol dans l’espace.
Apparition d’un
grand cercle de lumière tournoyant sur lui-même, première image du
Continent Ultime. Diamètre approximatif : des milliers de kilomètres
dans sa zone claire. Limbes. Plage bleue.
Accostage sur la
plage de lumière. Arrivée sur le territoire 1.
TERRITOIRE
1
- Emplacement : coma plus 18 minutes.
- Couleur : bleu. Bleu turquoise virant progressivement au bleu violet.
- Sensations : attrait irrésistible, bleu, eau. Zone fraîche et agréable. Lumière attirante.
- S’achève : sur Moch 1 (diamètre légèrement plus réduit).
TERRITOIRE
2
- Emplacement : coma plus 21 minutes.
- Couleur : noir.
- Sensations : ténèbres, peur, terre. Zone froide et terrifiante où, sur des corniches de plus en plus escarpées, le défunt affronte ses craintes et ses souvenirs les plus pénibles. La lumière est toujours présente mais la peur en détourne l’attention.
- S’achève sur : Moch 2.
- Débouche peut-être sur… Territoire 3 ( ?).
Stefania gomma une
ligne, en traça une autre, repoussa les mots Terra incognita.
Notre nouvelle frontière se nomma Moch 2.
À présent, nous pouvions convoquer la presse. L’annonce eut un
retentissement international.
La thanatonautesse
expliqua que Jean Bresson avait sans nul doute été vaincu par son
passé. Aux journalistes qui cherchèrent à le joindre pour
l’interroger, il refusa tout accès. Dans son enfermement, le
pauvre homme ne saurait jamais ce qui lui était réellement arrivé
là-haut.
Il fallait quand
même vaincre la thanatophobie qu’il avait suscitée. On rechercha
sa famille, des amis d’antan. Ils racontèrent qu’en effet Jean
avait connu une enfance affreuse dans un pensionnat tenu par un
individu louche qui abusait des élèves. Pour se prouver qu’il
avait dominé ses peurs, Jean était devenu d’abord cascadeur puis
thanatonaute. Il avait tout fait pour oublier ses jeunes années mais
le premier mur comatique avait surgi pour le lui rappeler et le
replonger dans son enfer.
Le directeur du
pensionnat fut démasqué, arrêté, et l’établissement fermé.
Mais la peur de la
mort n’avait pas totalement disparu pour autant. On savait
désormais que la mort n’était ni un pur paradis ni un total
enfer. C’était « autre chose ». Le mystère persistait. En
avant. Tout droit, toujours tout droit vers l’inconnu ! Prochain
objectif : Moch 2.
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