Je me morfondais
dans mon appartement du thanatodrome des Buttes-Chaumont, aussi seul
que dans mon minuscule studio d’antan.
Stefania avait
momentanément regagné la Péninsule. Amandine, Raoul et moi
profitâmes de son absence pour vérifier nos appareils et lui
permettre à son retour les meilleurs essors possibles.
Les repas en commun
étaient devenus une lourde épreuve. Amandine se glissait
régulièrement tout contre Raoul et le fixait avec davantage de
gourmandise que son assiette. Certes, Raoul était encore sous le
charme de la thanatonautesse italienne mais, de jour en jour, les
chatteries d’Amandine s’avéraient payantes.
À mon grand
désarroi, tous deux tenaient absolument à m’informer en
permanence de l’évolution de leurs sentiments. J’étouffais,
bouillant d’amertume, dans mon rôle d’homme de confiance.
- Tu as vu, me dit Raoul, je trouve qu’Amandine s’habille de mieux en mieux.
- Elle est toujours en noir…
Il ne m’écoutait
pas.
- Elle devient de plus en plus belle, n’est-ce pas ?
- Je l’ai toujours trouvée sublime, répondis-je tristement.
Le soir même,
j’apprenais qu’ils dînaient tous deux en tête-à-tête.
Ils ne rentrèrent
pas dormir au thanatodrome. Je restai seul. Tout seul dans l’édifice
sacré.
Je m’installai sur
le trône d’envol, et là, à la croisée de toutes les énergies
du thanatodrome, je tentai de mettre en pratique les conseils de
Stefania. Je voulais réussir une méditation transcendantale pour
quitter ma peau de pauvre type malheureux.
Je fermai les
yeux, je m’efforçai de faire le vide en moi mais, mes paupières à
peine closes, le suave visage d’Amandine m’apparut comme sur un
écran panoramique. Elle était d’une beauté angélique, elle me
considérait avec indulgence et ses cheveux blonds voilaient ses
lèvres charnues.
À quoi me
servait-il d’être célèbre et estimé si je n’étais même pas
capable de posséder la femme de mes désirs ?
J’enrageais.
Penser qu’Amandine couchait facilement sauf avec moi qui l’aimais,
c’était trop bête. Je rouvris les yeux. Je les imaginai en train
de faire l’amour dans un hôtel… « pour ne pas indisposer ce
pauvre Michael »… J’eus un petit rire nerveux. « Merde à la
thanatonautique ! » comme aurait dit Félix. Quel dommage que
Stefania soit partie, elle seule aurait pu empêcher le couple de se
former, alors que moi… en fait, je n’avais fait que les aider à
commettre le pire. Fallait-il que je sois inconscient pour aider mon
meilleur ami à sortir avec la femme de tous mes désirs !
Non, je savais que
cela arriverait, de toute façon, alors je m’étais dit que, plus
tôt ce serait fait, plus vite je serais fixé.
De là où
j’étais, dans le fauteuil, je voyais le gibet où étaient pendues
les fioles de produits boosters. À quoi bon vivre ? Et si je tentais
moi aussi de franchir le deuxième mur comatique ? Après tout, je
n’avais pas grand-chose à craindre de mon passé. Au pire je
retrouverais Félix. Je commençai à rouler la manche de ma chemise.
Un instant, je me dis que j’étais en train de me suicider par
amour, comme un vulgaire adolescent boutonneux…
C’était tellement
bête.
J’enfonçai
l’aiguille dans la grosse veine de mon poignet qui palpitait comme
pour essayer d’éviter cette épreuve.
« Tiens, prends ça,
grosse veine, ça t’apprendra à ne pas avoir envoyé assez de sang
dans mon cerveau pour trouver les mots qui auraient pu séduire
Amandine. »
Je branchai tout
l’appareillage. Je saisis la petite poire de l’interrupteur
électrique.
Amandine admirait
les thanatonautes, elle couchait avec les thanatonautes, elle voulait
savoir ce qu’était la mort en approchant les thanatonautes, il
fallait donc que je sois thanatonaute pour avoir plus d’intérêt à
ses yeux.
Dire que, dans
toute cette aventure, j’avais si peu participé. J’étais
probablement comme ces marins espagnols qui voyaient les bateaux
partir et revenir pour l’Amérique et n’étaient jamais partis
eux-mêmes. On ne peut pourtant pas connaître quelque chose que par
des on-dit. Il fallait se rendre sur place.
La poire de
l’interrupteur électrique était poisseuse dans la paume de ma
main tant elle était trempée de sueur d’angoisse.
Qu’étais-je en
train de faire ?
Les mots du prêtre
tibétain me revenaient aux oreilles comme une comptine d’enfance.
« Ô fils, ô Noble
fils, ce qu’on nomme la mort est maintenant arrivé !
Tu quittes ce monde
mais tu n’es pas le seul en ce cas, la mort vient pour tous.
Ne reste pas attaché
à cette vie par faiblesse. »
Ne pas rester
attaché à cette vie par faiblesse… Mon karma n’était vraiment
pas terrible, durant cette existence. Dans ma prochaine vie,
j’essaierais d’être un dragueur patenté faisant craquer toutes
les filles. Une vie pour apprendre à dominer l’amour, une autre
pour en profiter. Ouais, je meurs timide, je renaîtrai play-boy.
Je regardai encore
une fois la poire de l’interrupteur électrique. J’avalai ma
salive et, sans assurance, entamai le décompte rituel :
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Déco…
La salle s’illumina.
- Il est là, maman ! cria Conrad. Qu’est-ce que tu fiches dans ce fauteuil ? On t’a cherché partout.
- Laisse ton frère tranquille, dit ma mère. Il vérifie sûrement ses trucs. Ne te dérange pas pour nous, Michael, continue. On voulait juste faire avec toi un bilan de l’activité économique de la boutique. Mais cela peut attendre.
Conrad était en
train de tripoter tous les boutons des potentiomètres. D’habitude,
je ne pouvais pas supporter qu’il touche à tout et je m’énervais
rapidement. Ce soir-là, je ne sais pas pourquoi, Conrad, le
détestable Conrad, m’apparut soudain comme le parfait exemple du
brave type.
Imperceptiblement,
mon doigt quitta l’interrupteur d’envol.
- On voudrait aussi
avoir les dessins de ce qu’il y a après le deuxième mur pour
préparer la nouvelle saison de tee-shirts ! précisa mon frère.
Ma mère s’approcha
et déposa sur mon front un gros baiser mouillé.
- Et si tu n’as pas encore pris le temps de manger – tu oublies toujours de te nourrir –, il y a à la maison du pot-au-feu avec un os à mœlle, comme tu aimes. À force de dîner au restaurant, tu t’esquintes la santé. Ils ne servent que des restes et des produits de dernier choix. Ça ne vaut pas la cuisine d’une maman !
Jamais je n’avais
éprouvé autant d’affection pour ces deux-là. Jamais je n’avais
été aussi enchanté de les voir. D’un coup, j’arrachai
l’aiguille à mon poignet. Du sang perla qu’ils ne remarquèrent
pas.
Je n’étais
plus habité que par une seule angoisse : y aurait-il vraiment assez
de mœlle bien chaude pour l’étaler sur une tartine de pain frais
avec beaucoup de gros sel ? Et un peu de poivre. Pas trop, sinon ça
gâcherait le goût.
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