Une veillée
funèbre avait lieu au temple tibétain de Paris. Parmi des volutes
d’encens crémeux, de grandes statues d’obèses au regard
malicieux nous observaient, Stefania, Raoul, Amandine et moi. Je
comprenais comment cette foi avait séduit notre Italienne : la
religion bouddhiste vouait un culte à de gros rieurs.
Bouddha Chinois: un gros rieur |
Bouddha tibétain: plus sérieux |
J’appris par la
suite que je m’étais livré à un raisonnement par trop simpliste.
Ces bouddhas étaient des bouddhas chinois, et non des bouddhas
tibétains. Les bouddhas tibétains sont beaucoup plus maigres et
plus sérieux. Ce devait être une erreur du ministère des Cultes
mais, comme les Tibétains n’étaient pas chez eux, ils n’avaient
pas osé contester et s’étaient peu à peu habitués à vivre
parmi les bouddhas chinois. Les terrifiants bouddhas de leurs
envahisseurs. De leurs persécuteurs. De ceux qui avaient anéanti
leur peuple.
Des
hommes chauves au crâne rugueux, comme frotté au papier de verre,
nous saluèrent sans nous connaître. Ils étaient drapés dans des
toges safran et faisaient tournoyer des cylindres de bois gravés.
Ils psalmodiaient des textes dont je ne percevais pas le sens.
Puis ils se
regroupèrent autour d’un gisant. Stefania nous suggéra de les
rejoindre.
Un lama entreprit de
déclamer une poésie que l’Italienne, polyglotte, nous traduisit
simultanément.
« Ô fils, notre
fils, ce qu’on nomme la mort est maintenant arrivé !
Tu quittes ce monde
mais tu n’es pas seul en ce cas, la mort vient pour tous.
Ne reste pas attaché
à cette vie par faiblesse.
Et même si, par
faiblesse, tu y restais attaché, tu ne disposes pas du pouvoir de
demeurer ici-bas. Tu n’obtiendrais rien d’autre que d’errer
dans le Samsara.
Ne sois donc pas attaché, ne te montre pas faible. Souviens-toi de
la précieuse Trinité.
Ô
noble fils ! Quelque frayeur ou terreur qui puisse t’assaillir dans
le Chônyid
Bardo [la zone
après Moch
1 où vous agressaient
des bulles de souvenirs ?], lieu où tu rencontreras la réalité,
n’oublie pas ces mots et conserve leur signification dans ton cœur
: va de l’avant. En eux, se trouve le secret vital de la
Connaissance.
Hélas, quand
l’expérience de la réalité pèsera sur moi, toute pensée de
peur, de terreur, de crainte des apparences rejetées, puissé-je
admettre que toute apparition n’est que reflet de ma propre
conscience, puissé-je les reconnaître comme étant des apparitions
du Bardo.
Au moment si
essentiel d’accomplir une grande fin, puissé-je ne pas craindre
les troupes de divinités paisibles et irritées que constituent mes
propres pensées.
Ô fils noble ! Si
tu ne reconnais pas tes propres pensées, en dépit des méditations
et des dévotions auxquelles tu t’es livré ici-bas, si tu n’as
pas entendu ce présent enseignement, les lueurs te subjugueront, les
sons t’empliront de crainte, les rayons te terrifieront.
Si tu ignores cette
clef absolue de tous les enseignements, incapable de reconnaître
sons, lumières et rayons, tu erreras dans le Samsara ! »
Les
paroles du lama fournissaient une parfaite explication à ce qui
était survenu à Jean Bresson et à Stefania, passé le premier mur
comatique. Lui était tombé dans le
Chônyid
Bardo. Elle avait
appris à y échapper.
Un moine s’approcha
du mourant et se livra à de curieux attouchements.
- Il comprime ses carotides jusqu’à ce qu’elles cessent de battre et que survienne le sommeil, nous précisa Stefania. Lorsque le souffle s’est retiré du canal central de la circulation et qu’il ne peut plus emprunter les canaux latéraux, il est contraint de s’élever et de sortir par l’orifice de Brahma.
- En clair, ce type est en train de se faire assassiner sous nos yeux ! m’exclamai-je, affolé.
Amandine eut une
moue de dégoût.
Stefania me
considéra avec douceur. Je pensai soudain que, moi aussi, j’avais
agi comme ce lama. Au nom de la thanatonautique, j’avais tué des
gens pour les expédier dans le continent des morts. Cent vingt-trois
cobayes humains décédés par mes soins me ramenèrent au silence.
- Qu’est-ce que l’orifice de Brahma ? questionna Raoul.
- L’orifice de Brahma est la porte par où l’âme sort de notre corps. En fait, c’est un point situé au sommet du crâne, à huit doigts de la racine des cheveux, poursuivit notre guide.
Raoul
nota l’emplacement de «
l’orifice
de Brahma » sur
son petit calepin. Somme toute, il s’agissait d’un port de départ
pour le Continent Ultime.
Face à
l’agonisant, le lama évoquait le premier Bardo, le premier monde
de la mort où il arriverait bientôt. Il le lui décrivit comme «
le monde de la vérité en soi ».
- C’est maintenant, dans l’intervalle entre l’arrêt de la respiration extérieure et la cessation du courant interne, que le souffle s’engouffre dans le canal central, nous chuchota Stefania. Il n’existe plus de conscience dans ce corps-ci. Plus le sujet est sain, plus la phase est longue. L’évanouissement peut durer jusqu’à trois jours et demi chez un homme en bonne santé. C’est pour cette raison que nous n’enterrons ni ne disséquons aucun cadavre avant que quatre jours se soient écoulés depuis son trépas. En revanche, si le mort est submergé de péchés et que ces canaux subtils sont impurs, l’instant ne durera qu’une seconde.
- À quoi servent ces quatre jours ? Demandai-je.
- À reconnaître progressivement la lumière.
Le bouddhisme
tibétain avait décidément réponse à tout. Pour ma part, je me
rappelai avec effroi ces histoires de gens qui se réveillaient,
enfermés dans leur cercueil enfoui profondément sous la terre. Ils
avaient été enterrés trop tôt ! Certains tapaient longuement sur
les parois, désespérés, avant de succomber véritablement au
manque d’air. D’autres avaient la chance qu’un passant ou un
gardien entende leurs appels et étaient considérés comme des
miraculés. Quelques-uns exigeaient même d’être enterrés avec
une cloche pour signaler éventuellement leur réveil. Et si on se
réveillait en plein milieu de la fournaise d’un crématorium ? Il
valait vraiment mieux attendre quatre jours…
Jadis, on
différenciait mal la mort du coma profond. C’est pourquoi il y
avait beaucoup d’enterrés encore vivants. Et aujourd’hui ?
J’étais bien placé pour savoir que parfois subsistaient encore
des doutes. Arrêt du cœur, arrêt du cerveau, arrêt des sens, quel
était le véritable signe du basculement complet dans la mort ?
À la sortie du
temple tibétain, nous allâmes nous promener au cimetière du
Père-Lachaise pour nous détendre. Raoul et Stefania marchaient
devant en plaisantant. Amandine et moi traînions derrière.
- Cette façon d’aguicher Raoul, c’est obscène ! pestait ma jolie blonde. Une femme mariée, en plus ! J’ignore ce que fait son époux là-bas en Italie mais il ferait mieux de surveiller sa femme.
Je n’avais
jamais vu Amandine si mécontente. C’était comme si, pour elle, la
conquête de l’au-delà avait soudain perdu toute son importance,
comme si ne comptait plus que sa seule jalousie !
Elle était sortie
avec Félix. Elle était sortie avec Jean. À présent, elle désirait
Raoul et me le confiait crûment, à moi qui ne rêvais que d’elle
et qu’elle ne voyait pas !
Mon amour était
cependant si fort que je m’efforçai de la rassurer.
- Ne t’inquiète pas, dis-je. Raoul a la tête sur les épaules.
Elle passa son bras
sous le mien.
- Tu crois qu’il ressent quelque chose pour moi ou qu’il ne me considère que comme une simple assistante ?
Pourquoi faut-il que
les femmes me choisissent toujours comme confident ? Et les femmes
que je désire, en plus !
Évidemment, je
prononçai la pire phrase :
- Je crois qu’au fond de lui, Raoul… t’aime.
Il faut être bête
comme moi pour dire de pareilles insanités.
Aussitôt elle fut
ragaillardie.
- Tu crois vraiment ? me dit-elle sur un air guilleret.
Je m’enfonçai
davantage. Au point où j’en étais, c’était difficile de faire
pire. Pourtant j’y parvins.
- J’en suis même persuadé. Mais… il n’ose pas te l’avouer.
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