Stefania adorait
bavarder. Elle nous confia volontiers son histoire. Petite, elle
était proportionnellement plus épaisse encore que maintenant. Ses
parents étaient restaurateurs et ne lésinaient pas sur la
nourriture. Le soir, il fallait terminer les restes qui ne pouvaient
pas se conserver jusqu’au lendemain. Simple question d’économie.
N’empêche, septième de quatorze enfants, c’était elle la plus
grosse et la risée de ses frères et sœurs.
On la surnommait «
Poire caramel ». Sa propre mère ne faisait rien pour lui enlever
son complexe. Elle lui achetait par avance des vêtements trop
larges. « En prévision du futur », disait-elle, fataliste.
Ces habits si
amples, si vastes, elle n’y flottait d’ailleurs jamais longtemps.
Rapidement, son corps en conquérait le volume.
À l’école,
tout le monde se moquait de « Poire caramel » et plus on riait
d’elle, plus elle avait faim. Elle avait pourtant l’impression de
se nourrir normalement, se contentant de pain avec ses pâtes, de
beurre avec son pain et de sauce bolognaise avec son beurre. Mais
quand l’angoisse de rester à jamais laide et obèse fondit
brusquement sur elle, elle n’eut même plus le temps de réchauffer
les plats. Elle avalait ses spaghettis crus, ouvrait à toute vitesse
des boîtes de choucroute ou de cassoulet qu’elle engloutissait
aussitôt.
Elle
se représentait son corps comme une immense poubelle qu’elle ne
parvenait jamais à remplir à ras bord. Dans sa phase de plus grande
anxiété, elle en arriva à peser plus de cent trente kilos.
Bien sûr, elle
avait entamé au moins cent fois un régime, mais son besoin de
manger était plus fort que celui de se faire plaisir en maigrissant.
À la période « ingestion de nourriture crue », succéda un temps
de trouble rapport à la nourriture. Elle mangeait, elle mangeait, et
puis elle se forçait à vomir pour vider son estomac. Simultanément,
elle se gorgea de laxatifs. Comprenant qu’elle mettait sa santé en
danger, ses parents tentèrent de la raisonner, mais si le poids
anormal de leur enfant les accablait, ils étaient en admiration
devant son esprit si agile. Car la petite Stefania avait, dès la
maternelle, fait preuve de véritables dons intellectuels. Elle
sautait une classe sur deux, obtenait les meilleures notes en toutes
les matières, des mathématiques à la philosophie en passant par la
géographie et l’histoire.
Les Chichelli
renoncèrent à raisonner une fille visiblement plus intelligente
qu’eux : « Si elle se conduit ainsi, c’est qu’elle doit avoir
des motivations qui nous échappent », soupira son père après
l’avoir surprise recrachant de la semoule de couscous crue sucrée
au sirop de grenadine.
Son obésité
empêchait évidemment Stefania de se mouvoir librement dans
l’espace. Soucieuse, à la puberté, de séduire le sexe opposé en
dépit de son poids, elle entreprit d’acquérir une démarche
sensuelle. Jusqu’ici, elle avançait jambes écartées à la
manière d’un canard afin de s’assurer une bonne prise sur le sol
sans que ses kilos superflus ne la fassent chuter. Elle se
contraignit donc à tenir ses mollets bien parallèles jusqu’à
pouvoir porter des escarpins à hauts talons sans craindre de perdre
son équilibre ou de se tordre les chevilles. Elle acquit ainsi une
démarche assurée.
Les hommes se mirent
à la considérer avec convoitise. Tout tenait dans l’art de bouger
son corps. Après la marche, elle apprit à s’asseoir avec grâce,
à s’allonger voluptueusement à demi sur un canapé, à tenir le
cou bien droit au lieu de rentrer la tête dans les épaules. Aucun
mouvement n’était anodin.
Pour mieux
maîtriser ses gestes, Stefania acquit un chaton dont elle imita tous
les mouvements. Elle avait compris qu’une bonne technique lui
permettrait de mieux gérer son handicap.
Le félin savait non
seulement admirablement se mouvoir mais adoptait tout naturellement
au repos des positions d’une grande élégance.
Stefania s’adonna
ensuite au yoga et à des sports réclamant une importante force
physique tels que l’alpinisme. Certes, ses os supportaient toujours
cent kilos de graisse mais eux-mêmes recouvraient des muscles
puissants et un squelette dorénavant doté de beaucoup de souplesse.
Compenser. Elle
était en passe de compenser.
Le yoga ne
suffisait plus. Un bouddhiste tibétain surgit opportunément et elle
sut s’en faire un ami. Ce ne fut pas très difficile. L’homme
aimait les grosses. Dans nombre de pays du tiers monde, les gros sont
enviés pour leur richesse qui leur permet de se nourrir en abondance
et considérés comme des demi-dieux. Mais comme il estimait aussi
l’esprit de Stefania et qu’il voyait bien que ses formes la
rendaient malheureuse, le Tibétain lui apprit que le corps n’était
pas une prison hermétiquement close et qu’il était aisé de s’en
évader. Par la méditation, on pouvait quitter et regagner à sa
guise cette « enveloppe » éphémère.
Il enseigna à la
jeune fille quelques techniques de décorporation qu’elle assimila
d’autant plus facilement qu’elle s’était déjà accoutumée à
maîtriser une grande discipline physique.
Enfin, Stefania
était libérée de sa graisse ! En lui permettant de se décorporer,
la méditation l’avait sauvée.
Pour éviter
toute manifestation de scepticisme de notre part, elle déclara se
moquer de savoir si nous la croyions ou non. Nous la rassurâmes bien
vite : ce qui nous intéressait vraiment, c’était surtout de
comprendre comment elle s’y prenait.
Avec un grand rire,
elle consentit à nous éclairer.
À l’heure où les
habitants de la Péninsule s’adonnent généralement à la sieste,
Stefania s’asseyait en position du lotus et se concentrait sur son
envol. Une grande bourrasque envahissait alors sa chambre, arrachant
son ectoplasme et l’emportant au-dehors. Elle sortait en général
par la fenêtre, plus rarement par le toit et jamais par la porte.
- Les portes sont destinées aux entrées et aux sorties des corps physiques, nous expliqua-t-elle. Il ne faut pas tout mélanger.
Au début, elle
éprouva quelques craintes. Aussitôt franchie la fenêtre, elle
entrait en effet en contact avec toutes sortes d’esprits, volants
eux aussi. Or, il y en avait des bons et il y en avait des mauvais.
Il importait de les distinguer.
- En général, les mauvais rasent le sol, mais si on ne parvient pas à se maintenir suffisamment haut au-dessus des toits, ils peuvent devenir menaçants et vous attaquer. Dès qu’on perd de l’altitude, il faut donc regagner très vite son corps pour leur échapper.
Quels étaient
exactement ces esprits mauvais ? Stefania se déclara incapable de
les définir. Il fallait la croire sur parole. Néanmoins, grâce à
la méditation, elle s’affirmait apte à parcourir toute la planète
à une vitesse prodigieuse.
Bon, son esprit
était devenu léger mais son corps restait toujours aussi pesant.
Elle fuyait son problème, elle ne l’affrontait pas. Elle y fut
cependant contrainte par un terrible jour de février. Pensionnaire,
elle s’était retrouvée, au lycée, coincée au fond d’une
baignoire par une bulle d’air qu’emprisonnaient ses bourrelets de
graisse. Elle se débattit comme une tortue sur le dos.
Encouragées par les
brimades de sa professeur de gymnastique, ses compagnes de pension
profitèrent de son impuissance pour déverser sur elle toutes sortes
d’immondices.
Quand elles finirent
par se lasser et par l’abandonner à son sort, grelottante dans
l’eau maintenant glacée, ses progrès en méditation ne lui
servirent en rien. Elle avait beau se débattre, son corps était
prisonnier d’une coquille de fer-blanc et son âme trop affolée
pour s’élever.
Une femme de ménage
la délivra plusieurs heures plus tard. Aidée de plusieurs
collègues, elle se servit de balais comme de leviers pour décapsuler
Stefania de sa baignoire.
Cette humiliation
la marqua pour la vie. Stefania décida qu’elle se vengerait et
grâce à son arme secrète : son ectoplasme !
S’il traversait
les murs, il pouvait aussi bien traverser les chairs ! Chaque soir,
elle se mit donc en chasse, décidée à frapper toutes celles qui
l’avaient mortifiée. Elle profita de leur sommeil pour envahir ses
victimes, commençant par leurs orteils puis remontant jusqu’à
leur crâne. Elles s’éveillaient en proie à d’atroces
migraines, après avoir vécu d’abominables cauchemars.
Elle garda le
meilleur pour la fin. En dernier, elle s’en prit à sa prof de gym,
la seule personne adulte présente lors de son calvaire, et qui
s’était jointe à ses tortionnaires au lieu de les chasser.
Stefania pénétra au plus profond de son cœur, y provoquant des
arythmies.
Par moments, le muscle cardiaque battait très vite, à d’autres il
s’éteignait presque.
La femme s’éveilla
en sueur. Elle effectua vainement quelques exercices qu’elle savait
propres à calmer ces palpitations. Comprenant qu’il se produisait
en elle un phénomène étrange, elle s’agenouilla vivement et pria
avec ferveur pour être délivrée du fantôme qui l’avait
possédée.
Stefania s’en alla
avant qu’une crise cardiaque ne terrassât définitivement la
malheureuse. Elle revint pourtant régulièrement la persécuter.
Elle s’enivrait
de la puissance que lui offrait le contrôle de son ectoplasme. Elle
s’en servait pour sa vengeance et donc pour le mal ; dans beaucoup
de religions, cela s’appelle la magie noire.
Elle se vanta auprès
de son ami tibétain qui la supplia d’y renoncer. La magie noire,
lui dit-il, finit toujours par vous happer et par vous dominer au
point que vous ne pouvez plus la maîtriser.
Il fallait que
Stefania renonce définitivement à la vengeance. Vengeance contre
ses ennemis. Vengeance aussi contre son propre corps.
Elle persévéra.
Toutes ses compagnes de classe étaient sous aspirine. La prof de gym
eut une fausse couche. Et le regard de Stefania était de plus en
plus noir ! Plus personne n’osait la regarder en face. Obscurément,
tout le monde sentait qu’elle était à l’origine de faits
mystérieux. Jadis, on l’eût accusée de sorcellerie. En plein XXe
siècle, une telle assertion aurait couvert ses auteurs de ridicule.
Quelques
filles lui présentèrent des excuses. Stefania les repoussa d’un
haussement d’épaules. Et elle continua à frapper. S’en prenant
aux systèmes digestifs, elle provoquait des ulcères aux estomacs
détestés.
En dernier
recours, comprenant que Stefania risquait de basculer définitivement
du côté de la « grande colère », son ami bouddhiste tibétain
lui confia le secret des réincarnations. Sa religion assurait que
chacun, dans ses vies futures, payait pour les bonnes et mauvaises
actions accomplies durant son existence présente. Chaque vie devait
servir à nous enseigner quelque chose. Amour. Passion. Art. Voilà à
quoi on devait consacrer son énergie, à s’améliorer plutôt qu’à
détruire. S’en prendre aux autres, c’était vraiment leur
accorder trop d’importance !
Stefania se
boucha les oreilles. Se produisit alors un événement qui la
bouleversa et l’obligea à écouter. Ses compagnes de classe
attaquèrent toutes ensemble la femme de ménage qui l’avait
sauvée. Elles savaient qu’elle était l’unique amie de « Poire
caramel ». Certes, elles n’avaient voulu qu’un peu la bousculer,
mais la nuque de l’infortunée heurta l’angle d’un mur. Coup du
lapin. La mort fut instantanée.
- C’est ta faute si elle est morte, déclara son ami bouddhiste tibétain. C’est ta faute si ses enfants sont maintenant orphelins. Tu as abîmé ton karma. Si tu ne te décides pas immédiatement à renoncer à ta vengeance, tu en paieras mille fois le prix !
Et sur cet ultime
avertissement, exaspéré, il la quitta. Consternée, Stefania
comprit qu’il était grand temps de laver son âme de toute la
noirceur qui l’avait envahie. Après la boulimie, survint
l’anorexie. Elle détestait toujours son corps, même à présent
qu’il fondait sous la famine.
Pour retrouver la
paix de l’âme, Stefania décida d’avancer plus avant dans la
sagesse bouddhiste tibétaine. Une lamaserie
l’accueillit à Padoue. Elle espérait qu’une fois sa sérénité
retrouvée, son ami réapparaîtrait. Mais elle ne le revit jamais.
Et regrossit.
Elle se maria pour
complaire à sa famille et accomplir son destin de femme italienne.
Mais jamais plus elle ne serait une femme comme toutes les autres.
Elle s’était trop avancée sur la voie de la méditation.
Plusieurs années
s’écoulèrent avant qu’elle entendît parler de ces Français
qui avaient inventé la thanatonautique. Elle voulut, elle aussi,
partir à la découverte du continent des morts. Ne serait-ce que
pour retrouver la femme de ménage qui l’avait sauvée.
Ses amis lamas
connaissaient son histoire, savaient comme elle s’était d’abord
adonnée au Mal pour revenir vers le Bien. Ils la gavèrent de
lasagnes et de polenta pour lui donner l’énergie du voyage.
Et c’est ainsi
qu’elle franchit Moch 1 !
Nous la considérâmes
avec admiration. Elle nous examina à tour de rôle, puis annonça :
- Je perçois parfaitement vos karmas1. Pour moi, vous êtes tous comme des livres ouverts. Raoul, toi tu es un guerrier. Tu te trouves en plein milieu de ton cycle de réincarnations. Tu es furieux parce que tu as entamé, dans ta vie précédente, quelque chose que tu n’as pas eu le temps de finir. D’où ton impatience à réussir dans cette existence-ci.
- Tu as raison, reconnut Raoul. Mais c’est dans cette vie-ci que j’ai quelque chose à régler.
Stefania décréta
que j’étais une âme jeune et pure, incapable de faire le mal
parce que je n’y voyais aucun intérêt. Je n’étais qu’au tout
début de mon cycle de réincarnations et donc touchant d’ignorance.
- Tu es suffisamment intelligent pour en avoir pris conscience, souligna-t-elle. C’est déjà beaucoup. Aussi as-tu choisi le chemin de la connaissance et c’est le bon chemin.
- Possible, rétorquai-je, agacé qu’on résume ainsi ma personnalité en trois phrases à l’emporte-pièce.
Stefania jugeait
quand même les gens un peu trop rapidement. Elle se tourna vers
Amandine :
- Toi, ce que tu aimes surtout, c’est faire l’amour, n’est-ce pas ?
Amandine rougit
jusqu’aux oreilles.
- Et alors ? demanda-t-elle. En quoi cela t’intéresse-t-il ?
- Je sais, la calma Stefania. Ça ne regarde que toi. Mais, vois-tu, tu donnes trop aux autres. Tu t’imagines ne pouvoir te réaliser pleinement qu’à travers l’amour physique. Quelle erreur ! L’énergie sexuelle est la plus puissante des énergies. Si tu ne l’utilises que pour l’orgasme, tu l’épuiseras en vain. Tu dois apprendre à gérer ce capital et à canaliser cette énergie.
1- Rudolf Steiner, le karma en VI tomes.
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