La thanatophobie
dura près de six mois. Six mois d’oisiveté forcée, de
discussions et de questions ressassées au restaurant thaïlandais de
M. Lambert, d’errances au Père-Lachaise, de poussière accumulée
dans notre thanatodrome. Dans le penthouse, les plantes envahissaient
le piano. Nous ne voyions presque plus Lucinder. Même Vercingétorix,
son chien, était morose. Amandine s’était mise à la cuisine et
tentait de nous consoler en nous préparant des plats épicés. On
jouait aux cartes. Pas au bridge, parce que personne ne voulait faire
le… mort.
La
lueur d’espoir que guettait Raoul surgit de là où nous
l’attendions le moins. Pas des États-Unis où nous savions que la
NASA était
engagée dans des recherches ultrasecrètes, ni de Grande-Bretagne où
Bill Graham avait pourtant laissé derrière lui des émules désireux
de suivre ses traces. Notre salut vint d’Italie.
Nous étions au
courant de l’existence, à Padoue, d’un thanatodrome très
performant mais nous pensions que, comme le nôtre, il était
actuellement en sommeil. Or, si les Italiens avaient mis leur
programme en veilleuse, ils n’en avaient pas pour autant abandonné
complètement leurs décollages. Le 27 avril, ils annoncèrent qu’eux
aussi étaient parvenus à envoyer quelqu’un au-delà du premier
mur comatique et que leur thanatonaute avait regagné son enveloppe
charnelle en rapportant un témoignage nettement plus rassurant que
celui de Jean Bresson.
Paradoxalement, les
journalistes qui avaient d’emblée prêté foi aux horreurs
rapportées par Jean Bresson se montraient sceptiques face à
l’exubérance et à l’optimisme des Italiens.
Le thanatonaute
italien était en fait une thanatonautesse. Elle se nommait Stefania
Chichelli.
Raoul examina
longuement son portrait à la une du Corriere
della Sera. La jeune femme souriante expliquait dans l’article
qui lui était consacré qu’après Moch 1 elle avait découvert une
vaste lande obscure et noirâtre où elle avait dû lutter contre des
bulles de souvenirs particulièrement agressives. Étonnés, ses
collègues lui avaient fait répéter ses propos sous sérum de
vérité et son récit était demeuré identique.
- Elle ne ment donc pas, dis-je.
- Évidemment que non ! bondit Raoul. Ce qu’elle raconte est parfaitement cohérent.
Je restai songeur
- Ainsi, Bresson a tout simplement affronté son passé et l’a trouvé si terrible qu’il n’a pas pu le supporter.
Amandine savait
que notre cascadeur n’avait jamais subi de psychanalyse. À
certains moments, elle avait pensé qu’il en avait besoin tant il
se montrait discret sur son passé. Nous décidâmes d’une enquête
et découvrîmes qu’en effet Jean avait connu une enfance
particulièrement traumatisante. Il l’avait enfouie sous une chape
de silence mais toutes ses protections avaient explosé au passage de
Moch 1. Tant d’affreux souvenirs lui étaient revenus en mémoire
qu’il n’avait pu tenir le choc.
Amandine aurait
voulu le consoler. Mais, une fois pour toutes, Bresson avait renoncé
au monde. Il ne répondait pas aux tambourinements répétés sur la
porte de sa forteresse et il avait définitivement décroché son
téléphone.
Curieux, nous
invitâmes l’Italienne à venir recevoir à Paris la médaille de
la Légion d’honneur thanatonautique créée par Lucinder. La
cérémonie eut lieu sans tambours ni trompettes. Nous préférions
pour l’heure éviter tout tapage médiatique.
Stefania
Chichelli était une petite femme replète au beau visage poupin. De
longs cheveux noirs ondulés lui tombaient jusqu’au bas du dos. Son
jean et son chemisier paraissaient sans cesse sur le point d’éclater,
mais elle ne manquait pas de charme avec ses fraîches joues rondes
et son sourire enfantin.
Dès l’aéroport
elle nous serra dans ses bras, comme pour nous signifier que nous
appartenions tous à une même grande famille, celle des «
thanatonautes qui ne craignent pas la mort ». Puis elle éclata d’un
grand rire, ravageur et surprenant.
Nous l’entraînâmes
au restaurant thaïlandais. Dans l’expectative, Lucinder avait
préféré se faire excuser.
Ayant vécu
plusieurs années à Montpellier, Stefania parlait un français
impeccable, à peine ensoleillé d’un délicieux accent transalpin.
Elle entreprit d’engloutir des platées de vermicelle aux
champignons noirs. La bouche pleine, elle émaillait ses phrases de
son rire tonitruant. Jamais je n’avais vu Raoul aussi attentif.
Tout en
l’écoutant, négligeant sa propre assiette, il la dévorait
quasiment des yeux.
Stefania
récapitula. Derrière le premier mur, il y avait une zone sombre et
pestilentielle où il ne faisait pas bon s’attarder. Des bulles de
souvenirs vous assaillaient comme autant de diables et cherchaient à
vous détourner de la belle lumière. Cependant, comme elle était
montée avec la ferme intention de redescendre, Stefania ne s’était
laissé captiver ni par la merveilleuse lueur ni par les démons du
passé.
Toujours intéressé
par les techniques de décollage – après tout c’était ma partie
–, je lui demandai ce qu’elle utilisait pour s’envoler.
- Méditation tibétaine plus boosters légers au chlorure de potassium. Je n’ai pas envie de m’esquinter le foie !1
- Méditation tibétaine ! s’exclama Raoul.
Il manqua de
s’étouffer, recracha poliment derrière sa main trois jeunes
pousses de soja jaunâtres et demanda :
- Vous êtes… mystique ?
- Évidemment, pouffa la thanatonautesse. Aller vers la mort constitue un acte foncièrement religieux, spirituel tout au moins. Un produit toxique permet de décoller mais comment aller loin sans discipline de l’âme ? Comment décoller proprement sans foi en Dieu ?
Nous restâmes
bouche bée. Jusqu’ici nous étions parvenus à ne pas mêler la
religion à nos expérimentations scientifiques. Raoul et moi nous
intéressions naturellement à toutes les mythologies antiques et aux
diverses croyances du monde mais, dans la pratique, nous ne voulions
pas nous alourdir de superstitions, quelles que soient leurs
provenances.
D’ailleurs,
fondamentalement, Raoul était athée. Il s’en vantait, considérant
que l’athéisme était la seule attitude possible pour un homme
moderne désireux de conserver en tout une attitude scientifique.
Pour lui, le scepticisme constituait un progrès par rapport au
mysticisme. Dieu n’avait pas été démontré, donc il n’existait
pas.
Pour ma part,
j’étais plutôt agnostique. En fait, j’avouais mon ignorance.
L’athéisme même m’apparaissait comme un comportement religieux.
Affirmer l’inexistence de Dieu, c’est déjà professer une
opinion en la matière. Je n’ai jamais eu tant d’orgueil. Si
jamais un dieu daignait se manifester auprès de nous, misérables
créatures terriennes, je changerais sans doute d’attitude. En
attendant, je demeurais dans l’expectative.
Mon agnosticisme
correspondait à ma vision du monde, laquelle n’était qu’un
immense point d’interrogation. Car, si je n’avais aucune opinion
sur Dieu, je ne prétendais pas non plus en avoir davantage sur le
monde ou sur les hommes. Je n’avais jamais bien compris les êtres
de mon entourage, ce qui m’arrivait me semblait toujours survenir
par hasard. J’avais cependant parfois l’impression que la nature
était douée d’une intelligence propre qui me dépassait.
Raoul pressait
Stefania de questions :
- Vous êtes quoi ?
- Bouddhiste tibétaine !
- Bouddhiste ?
- Et alors, ça vous gêne ?
- Non, non, pas vraiment ! s’excusa-t-il, soucieux de ne pas irriter notre opulente consœur. Au contraire même, la mythologie tibétaine me passionne. Seulement, je ne m’imaginais pas les bouddhistes tibétains comme… comme vous !
- Moi, je ne connais rien aux bouddhistes tibétains. Vous êtes la première que je rencontre, dit doucement Amandine.
Stefania enfourna
trois pleines fourchettes de poulet au lait de coco et à la
coriandre.
- Nous, les bouddhistes tibétains, nous ne vous avons pas attendus pour nous intéresser à la mort. Ça fait plus de cinq mille ans qu’on se penche sur le sujet. Le Bardo Thödol, notre livre des morts, constitue un parfait petit manuel pour se livrer à une Near Death Expérience. Je me décorporais déjà vers l’au-delà que nul n’avait encore entendu parler de votre Félix Kerboz !
Je
perçus soudain une certaine irritation sous le masque suave
d’Amandine. Pour la première fois, dans notre petit cercle, elle
n’était pas au centre de toutes les attentions. Elle n’était
plus la seule femme parmi nous et, jalouse, elle voyait Raoul tomber
sous le charme, subjugué par les insolites propos de cette
Italo-Tibétaine.
Le repas se
poursuivit cependant dans la bonne humeur. Raoul Razorbak affichait
une allégresse que je ne lui connaissais pas. Il avait enfin
découvert une femme qui, comme lui, n’avait qu’un seul véritable
sujet d’intérêt : la mort.
1- voir aussi les états extra-corporels dans le bouddhisme.
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