Un mois après
l’inauguration du thanatodrome des Buttes-Chaumont, Amandine
annonça solennellement ses fiançailles avec Félix. Moi, pauvre
imbécile que j’étais, je n’avais rien vu ou alors je n’avais
rien voulu voir.
Nous avions
pourtant parlé d’Amandine, Raoul et moi. Nous nous étions mis
d’accord sur le fait que, pour plaire à cette fille, le seul moyen
était de mourir. Il n’y avait qu’un thanatonaute pour
l’intéresser. N’empêche, que pouvait-elle trouver à cette
brute épaisse de Félix ? D’accord, il était célèbre, et après
? En tout cas, une fois encore notre mystérieuse Amandine
m’échappait complètement.
Quand le couple
emménagea, j’avoue avoir ressenti un petit pincement au cœur. Je
m’efforçai de ne pas laisser la jalousie dominer mon amitié.
Côté travail,
Félix avait beau clamer partout dans la presse qu’il franchirait
bientôt Moch 1, il n’y parvenait toujours pas. Pis, il hésitait
de plus en plus à décoller. À présent qu’il avait Amandine et
qu’il était devenu la coqueluche du Tout-Paris, il n’avait guère
envie de replonger dans de hasardeux comas artificiels.
Nous ne pouvions
pas laisser reposer plus longtemps nos espoirs sur cet unique et
capricieux thanatonaute. Il nous fallait reconstituer au plus vite
une écurie. Félix en était le premier convaincu. À tout hasard,
nous passâmes une petite annonce dans des quotidiens : «
Thanatodrome de Paris cherche des volontaires. »
Nous pensions que
les candidats au grand saut se compteraient sur les doigts d’une
seule main. Surprise : plus d’un millier de têtes brûlées se
présentèrent. La sélection fut draconienne. Raoul, Amandine, Félix
et moi, nous les passâmes littéralement au gril. De nous tous,
Félix était le plus féroce examinateur. Évidemment, lui
connaissait bien les risques et il préférait refroidir ces
enthousiastes plutôt que de leur conseiller : « Allez-y !
Envoyez-vous en l’air ! Vous verrez comme ça décoiffe ! »
Les sportifs de
haut niveau et les cascadeurs de cinéma s’avérèrent les mieux
armés pour franchir nos tests de sélection. Ces garçons
connaissaient parfaitement leur corps et, de surcroît, ils savaient
ce que c’était que de prendre des risques jusqu’à frôler la
mort. Casse-cou mais pas trop !
Pour deuxième
thanatonaute officiel, nous choisîmes Jean Bresson. Ce cascadeur
expérimenté décolla et atterrit avec aisance. Il n’approcha Moch
1 que de très loin mais, d’après la description qu’il en fit,
Félix lui-même admit qu’il avait réussi.
Bresson atteignit «
coma plus dix-huit minutes ». Trois autres thanatonautes
s’arrêtèrent ensuite à « coma plus dix-sept minutes ». Nous
n’avions toujours pas repoussé les limites de la Terra
incognita, placées à « coma plus vingt et une minutes », mais
nous savions maintenant parfaitement ce qu’il y avait autour : un
grand couloir gazeux multicolore et tourbillonnant.
Pour ces quatre
succès relatifs, nous connûmes vingt-trois échecs. Nous avions
multiplié les précautions et pourtant de jeunes et trop bouillants
impatients étaient passés entre les mailles de notre filet. Nous
affinâmes davantage encore notre batterie de tests de sélection. Il
importait de ne retenir que des gens assez mûrs et dotés d’une
force de caractère assez grande pour pouvoir résister à l’attrait
de la lumière mortelle.
Dehors les
m’as-tu-vu, qui ne cherchaient qu’à impressionner leurs copains
ou leur petite amie en entrant dans notre noble confrérie ! Dehors
les désespérés, qui considéraient la thanatonautique comme le
dernier cri en matière de suicide ! Dehors les mal-dans-leur-peau,
qui voulaient savoir si là-bas c’était mieux qu’ici ! Un bon
thanatonaute est un homme heureux, sain de corps et d’esprit, et
qui aurait tout à perdre à mourir.
Nous finîmes par
sélectionner de préférence des pères de famille nombreuse !
À force
d’expériences, nous disposions quand même à présent de
plusieurs certitudes :
Le corps restait sur
place. Seule l’âme voyageait.
En s’échappant,
l’âme prenait la forme d’un ectoplasme blanchâtre, capable de
passer au travers de toutes les matières et de voler au moins à la
vitesse de la lumière.
Au moment de la
mort, l’ectoplasme s’élevait dans le ciel jusqu’à rejoindre
un entonnoir bleu s’achevant par une lumière.
L’ectoplasme était
relié à l’enveloppe charnelle par un cordon ombilical argenté.
Si le cordon était
coupé, tout retour à la vie devenait impossible.
À « coma plus
vingt et une minutes », il y avait un mur.
Des journalistes
scientifiques divulguèrent ces quelques informations et on se mit à
compter par milliers les bricoleurs qui tentèrent le décollage en
usant de boosters plus ou moins artisanaux. Certains se shootaient au
thiopental, d’autres au chlorure. Mais ils ignoraient les doses
justes. Chaque semaine apportait son lot d’accidentés de la
thanatonautique. Certains s’envoyaient dans l’au-delà avec des
barbituriques et même du désherbant. Des érotomanes usaient de
l’orgasme.
Tout
était bon comme carburant : le vin rouge, les champignons
hallucinogènes, la vodka, la cocaïne, le saut en élastique, les
fruits de mer frelatés, les secousses électriques… En somme, tout
ce qui pouvait déconnecter un être humain de la réalité ! Rien
n’était plus à la mode que de « thanatonauter ». « Tu n’es
même pas fichu de te décorporer » était devenu la plus banale des
insultes. Elle sous-entendait que l’individu n’était qu’un
corps physique. Qu’il n’était même pas capable de laisser
s’exprimer son corps vital ou son corps mental.
Pour mettre un terme
à l’hécatombe, le président Lucinder promulgua une loi punissant
de lourdes peines de prison quiconque tenterait de pratiquer la
thanatonautique en dehors de l’enceinte officielle du Thanatodrome
de Paris.
Après une période
de mise au vert, Félix décida de repartir à l’assaut de son
propre record. À plusieurs reprises, il convoqua journalistes et
caméras, mais malgré des tentatives renouvelées il ne parvint pas
à franchir Moch 1. À force, la presse se lassa. À chacun de ses
retours parmi les vivants, Félix voyait rétrécir la foule de ses
admirateurs. Pour ne pas qu’il se décourage tout à fait,
Amandine, Raoul et moi allâmes jusqu’à payer des figurants pour
remplir la tribune de presse. Félix ne fut pas dupe : il avait
appris à savoir qui était qui dans le monde des médias.
Comme il devenait
de plus en plus triste et mélancolique, nous lui conseillâmes de
prendre sa retraite. Après tout, il en avait déjà assez fait pour
l’essor de la thanatonautique. Mais lui n’en démordait pas, il
ne se retirerait qu’après avoir dépassé Moch 1. Cela tourna chez
lui à l’idée fixe.
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