Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 130 – STEFANIA EST LÀ

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Table des matières

jeudi 29 janvier 2015

130 – STEFANIA EST LÀ

Oublier mes problèmes personnels. Les jours qui suivirent, je tentai de faire abstraction de mon individualité. Pas de désir, pas de souffrance. Je savais que mon désir pour Amandine pouvait très bien se transformer en obsession. Obsession d’autant plus dangereuse que, désormais, elle était hors de portée.
Stefania revint de Florence et je me dis que maintenant que Raoul s’intéressait à une autre, nous devrions peut-être mettre nos solitudes en commun. D’ailleurs, l’Italienne semblait me trouver à son goût. Elle me donnait de grandes claques dans le dos, pouffait et m’appelait son « stupido Michaelese ». Un compliment local, sans doute.
Le problème, c’est que je me demandais comment m’y prendre. J’ai toujours été un dragueur nul. J’avais certes connu une dizaine de femmes jusqu’ici mais c’était toujours elles qui s’étaient débrouillées pour m’entraîner dans leur lit et non l’inverse. En plus, je n’ignorais pas que Stefania était mariée, même si elle n’abordait jamais ce sujet.
Curieusement, Raoul et Amandine ne laissaient rien transparaître de leur idylle. Ils ne se tenaient jamais par la main, n’échangeaient pas de baisers volés. Seule une certaine sérénité dans leur comportement indiquait qu’ils avaient momentanément trouvé la paix des sens, l’un auprès de l’autre.
Stefania ne remarqua rien. Elle continua même à se montrer provocante avec Raoul. Normal, un homme heureux en ménage dégage toujours une sorte d’aura qui le rend encore plus séduisant auprès des autres femmes. Moi, avec ma constante angoisse et ma perpétuelle solitude, je ne pouvais que les repousser.
Me restait le travail. Je m’y jetai à corps perdu. Pour notre thanatonautesse, je rêvais de tous les exploits.
Plus je ratais mon rapport avec l’amour, plus je voulais réussir celui avec la mort. D’ailleurs mon rêve récurrent de la femme en satin blanc au masque de squelette se fit à cette époque encore plus présent. Je n’étais peut-être pas arrivé à déshabiller Amandine, mais j’avais l’intention de dépuceler la Grande Faucheuse.

Mort, je vais savoir ce qu’il y a derrière ton masque !
Mort, prépare-toi à révéler ton dernier secret.
Mon fer de lance serait d’ailleurs une femme : Stefania. Stefania, mon bélier qui défoncerait la porte du château noir.
J’améliorai encore les boosters, le trône d’envol, j’ajoutai de nouveaux capteurs sensoriels. Simultanément, j’apprenais les cartes des chakras yogis et les méridiens d’acupuncture. J’essayais de tracer la forme du corps vital dont parlaient les livres tibétains autour de la silhouette humaine. À force d’étudier cette enveloppe, je me surpris même à la débusquer dans mon entourage.
J’étudiai un peu les phénomènes physiologiques liés à la méditation. J’avais toujours cette préoccupation de légitimer la mystique par la science. Selon certains ouvrages, le cerveau émettait des longueurs d’onde différentes selon son activité. Elles pouvaient être captées par un banal électrœncéphalogramme.
Quand on réfléchit « couramment » par exemple, on émet trente à soixante vibrations par seconde, on nomme cela être en phase de rythme d’ondes bêta. Plus on est éveillé, plus on est concentré, plus les vibrations sont nombreuses.
Quand on ferme les yeux, on obtient tout de suite une émission d’ondes plus lentes mais d’amplitude parfois plus haute. On oscille aux alentours de douze vibrations par seconde. On est alors en phase alpha.

L'électricité cérébrale recueillie à la surface du cuir chevelu se présente sous la forme de rythmes ou ondes cérébrales. On distingue quatre principaux rythmes physiologiques définis par leur fréquence : le rythme alpha (8 à 12 cycles par seconde), qui caractérise l'état de veille calme, (yeux fermés et repos physiologique et mental), le rythme bêta (12 c/s) qui apparaît dans des conditions d'éveil actif et de sommeil, le rythme thêta (4 à 7 c/s) qui apparaît dès l'installation du sommeil et le rythme delta (0,5 à 3 c/s) caractéristique du sommeil lent et profond.

Dans la phase de sommeil sans rêve, on est en émission d’ondes delta. Entre une demi et trois vibrations par seconde1.
Je le vérifiai sur Stefania, mon cobaye. Je lui avais déposé des capteurs sur les tempes, l’occiput, les pariétaux et je repérai durant l’envol une activité d’émission d’ondes alpha. Cela signifiait que le cerveau sur toute sa surface était dans un état de veille paisible.
Cependant cette découverte ne put être exploitée. Le fait de voir Stefania en ondes alpha nous informait simplement qu’elle contrôlait parfaitement sa méditation.
Durant cette période, notre équipe renforcée fit merveille. Stefania divorça de son lointain époux et s’installa à Paris pour mieux travailler avec nous. On lui trouva au troisième étage un appartement voisin du mien.
Tous les matins, elle décollait du penthouse en n’usant que de la simple méditation afin de reconnaître de loin les lieux où l’entraînerait le soir cette même méditation, assistée cette fois d’un peu de chimie. Elle était belle, pulpeuse et concentrée, parmi les plantes vertes, près du piano.
Je l’observais partir là-bas et je discutais ensuite longuement avec elle devant les cartes du Continent Ultime. J’ajoutais des ratures, coloriais des zones, jouais avec les mots Terra incognito, comme s’il me démangeait de les faire reculer.
Stefania effectua en deux semaines trois incursions au-delà du premier mur et nous pûmes ainsi compléter notre carte de l’au-delà avec une certaine précision, quoiqu’il fût évident que les bulles-souvenirs du passé de Stefania n’étaient pas universelles et qu’en aucun cas elles ne pourraient servir de repère à un autre thanatonaute.
Dans l’attente de résultats sûrs, nous avions désormais renoncé à toute publicité. De toute façon, depuis les révélations terrifiantes de Jean Bresson, la plupart des thanatodromes du monde avaient fermé leurs portes et nous n’avions plus à redouter leur concurrence.
  • Six… cinq… quatre… trois… deux… un. Décollage.
Petit envol du soir. La jeune Italienne était étendue sur le fauteuil rouge bordé de métal noir. Ses longs cheveux ondulés coulaient sur son chemisier. Elle ressemblait à une peinture Renaissance de Titien.
Je bus un café serré. Les vols de Stefania étaient de plus en plus longs.
Depuis maintenant près de trente-quatre minutes, elle était plongée dans son coma-méditation.

- Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je à Raoul qui venait d’entrer dans le laboratoire en refermant sa chemise.

Il regarda la minuterie du réveil électrique et s’aperçut qu’elle l’avait programmé pour coma plus trente-huit minutes ! Il bondit.

- C’est de la pure folie ! Jamais elle ne pourra se réveiller.

Je ne m’en étais pas rendu compte.
Il tourna le commutateur de la minuterie pour le remettre d’un coup sur zéro. Aussitôt, le courant électrique se déclencha par petites saccades de plus en plus appuyées, tel un freinage nanti d’un système antiblocage.

- Rentre, Stefania, tu es allée trop loin !

Nous étions inquiets. Pourtant tout se passa bien.
Le retour s’accomplit progressivement.
Stefania ouvrit d’un coup les yeux, battit des paupières comme si elle s’arrachait d’un rêve. Elle nous regarda, sourit, puis annonça fermement :

- Je l’ai vu.


- Tu as vu quoi ?


- J’ai été au fond. Et je l’ai vu. Il y a un second mur ! Moch 2.

Notre thanatonautesse reprit son souffle tandis que Raoul s’emparait de la carte du Continent Ultime.

- Raconte, dit-il.

Elle parla.

- Au début, comme d’habitude, j’ai abouti dans un couloir noir où des bulles de lumière m’attaquaient. Dans chaque bulle se trouvait un souvenir pénible, des choses que j’avais mal réglées. Si vous voulez tout savoir, j’ai vu une petite fille à qui j’avais volé son cartable, j’ai vu ma mère qui pleurait parce que j’avais de mauvaises notes, j’ai vu un jeune homme que j’avais repoussé et qui s’est suicidé de dépit. J’ai revu évidemment le moment où j’étais une tortue sur le dos et le jour où j’ai appris la mort de la femme de ménage de l’école.

« J’ai fait front à tous ces mauvais souvenirs et à chacun j’ai expliqué mes actes. J’avais volé le cartable de la petite fille parce que mes parents n’étaient pas assez riches pour m’en acheter un, j’avais de mauvaises notes à l’école parce que ma mère ne me laissait aucun moment pour travailler à mes devoirs, elle me demandait toujours de faire la vaisselle ou de passer le balai, l’homme que j’avais repoussé me draguait alors que j’étais déjà prise par un autre jeune homme qui me plaisait. Je n’étais pas responsable de la mort de la femme de ménage de l’école.
« Autour de moi, j’ai vu les autres morts se battre contre leurs souvenirs sans arriver à se justifier. Alors les souvenirs peu à peu les submergeaient, comme des globules blancs s’attaquant à un microbe. Ceux qui avaient tué recevaient des coups de la part de leurs victimes, ceux qui avaient été négligents recevaient des gifles. Les paresseux étaient jetés dans la vase. Les colériques étaient emportés par les vagues. Ce spectacle me rappela d’ailleurs étrangement La Divine Comédie de Dante.
« Ceux qui avaient péché par avarice voyaient leurs yeux cousus. Ceux qui avaient péché par la luxure voyaient leur chair brûlée. La mort, c’est quand même terrible.
« Lorsque j’eus vaincu mes démons et assisté aux combats de mes voisins, je poursuivis dans le couloir noir qui devenait maintenant violet. Tout, autour de moi, évoquait deux mots : peur et obscurité. Les murs avaient une consistance poudreuse et une odeur de terre qu’on vient de labourer.
Selon elle, l’énorme couloir se réduisait sans cesse mais son diamètre était encore de plusieurs centaines (peut-être milliers ?) de kilomètres.
Il avait la forme d’une cuvette ou d’un entonnoir. Les gens se battaient avec leurs souvenirs sur des corniches escarpées. C’était comme une « falaise cylindrique ». La lumière continuait à palpiter au fond de la cuvette. Mais il n’y avait plus ni haut ni bas.
Elle s’empara de la carte de Raoul et l’inclina de manière que la pointe de l’entonnoir soit dirigée vers le plancher.

- Le cône n’est pas horizontal, mais vertical, certifia-t-elle. Les parois se réduisent au fur et à mesure qu’on descend des corniches sablonneuses.

Elle griffonna :
Décollage.
Extinction de tout signe de vie normale.
Coma.
Sortie du monde.
Dix-huit minutes de vol dans l’espace.
Apparition d’un grand cercle de lumière tournoyant sur lui-même, première image du Continent Ultime. Diamètre approximatif : des milliers de kilomètres dans sa zone claire. Limbes. Plage bleue.
Accostage sur la plage de lumière. Arrivée sur le territoire 1.

TERRITOIRE 1

  • Emplacement : coma plus 18 minutes.
  • Couleur : bleu. Bleu turquoise virant progressivement au bleu violet.
  • Sensations : attrait irrésistible, bleu, eau. Zone fraîche et agréable. Lumière attirante.
  • S’achève : sur Moch 1 (diamètre légèrement plus réduit).
TERRITOIRE 2

  • Emplacement : coma plus 21 minutes.
  • Couleur : noir.
  • Sensations : ténèbres, peur, terre. Zone froide et terrifiante où, sur des corniches de plus en plus escarpées, le défunt affronte ses craintes et ses souvenirs les plus pénibles. La lumière est toujours présente mais la peur en détourne l’attention.
  • S’achève sur : Moch 2.
  • Débouche peut-être sur… Territoire 3 ( ?).
Stefania gomma une ligne, en traça une autre, repoussa les mots Terra incognita. Notre nouvelle frontière se nomma Moch 2. À présent, nous pouvions convoquer la presse. L’annonce eut un retentissement international.
La thanatonautesse expliqua que Jean Bresson avait sans nul doute été vaincu par son passé. Aux journalistes qui cherchèrent à le joindre pour l’interroger, il refusa tout accès. Dans son enfermement, le pauvre homme ne saurait jamais ce qui lui était réellement arrivé là-haut.
Il fallait quand même vaincre la thanatophobie qu’il avait suscitée. On rechercha sa famille, des amis d’antan. Ils racontèrent qu’en effet Jean avait connu une enfance affreuse dans un pensionnat tenu par un individu louche qui abusait des élèves. Pour se prouver qu’il avait dominé ses peurs, Jean était devenu d’abord cascadeur puis thanatonaute. Il avait tout fait pour oublier ses jeunes années mais le premier mur comatique avait surgi pour le lui rappeler et le replonger dans son enfer.
Le directeur du pensionnat fut démasqué, arrêté, et l’établissement fermé.
Mais la peur de la mort n’avait pas totalement disparu pour autant. On savait désormais que la mort n’était ni un pur paradis ni un total enfer. C’était « autre chose ». Le mystère persistait. En avant. Tout droit, toujours tout droit vers l’inconnu ! Prochain objectif : Moch 2.

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