Mon ami Raoul me
poussa dans son antique Renault 20 décapotable et démarra en
trombe.
- Où me conduis-tu ?
- Là où tout se passe.
Je ne pus tirer
davantage de lui. Le vent emportait mes questions comme ses réponses.
Quoi qu’il en fût, nous sortions de Paris. Je frémis quand il
ralentit enfin devant une sinistre pancarte : « Pénitencier de
Fleury-Mérogis ».
De l’extérieur,
le lieu ressemblait davantage à une petite ville ou à un hôpital
qu’à une prison. Raoul se gara dans le parking contigu et
m’entraîna vers l’entrée. Il présenta une autorisation, moi ma
carte d’identité. Nous franchîmes un sas, empruntâmes un long
couloir, frappâmes à une porte.
Un homme déjà
contrarié nous ouvrit. Sa physionomie se renfrogna encore à la vue
de Razorbak, pour sa part très souriant.
- Mes salutations, monsieur le Directeur. J’ai tenu à vous présenter le docteur Michael Pinson. Vous devrez le doter d’un laissez-passer dans les plus brefs délais. Merci d’avance.
Avant que le
directeur ait pu répondre, nous étions déjà dans de nouveaux
corridors. J’eus l’impression que les gardiens que nous croisions
nous considéraient d’un œil mauvais.
Nous nous
retrouvâmes dans une cour. Nous étions au centre de la
bourgade-prison. C’était immense. Cinq blocs de bâtiments
s’étiraient à perte de vue. Chacun recelait en son centre un
terrain de football. Raoul m’expliqua que les détenus pratiquaient
énormément le sport, mais qu’à cette heure ils étaient encore
consignés dans leurs cellules.
Heureusement, car
beaucoup me paraissaient très fâchés de notre présence. Accrochés
aux barreaux des premiers étages, ils rugissaient :
- Ordures, salauds, on aura votre peau !
Visiblement, les
gardiens ne mettaient aucun zèle à les faire taire.
Une voix se détacha
:
- Nous savons ce que vous fabriquez dans le D2. Des gens comme vous ne méritent pas de vivre !
Je commençais à
être inquiet. Qu’avait donc fait mon ami Raoul, lui qui
poursuivait sa route avec insouciance, pour mettre ces hommes en
pareil état de rage ? Je savais comme ses passions pouvaient
l’entraîner loin, très loin, au-delà de toute raison même.
Bâtiment D2. Je
suivis le réprouvé, moins par désir d’en apprendre davantage que
pour ne pas demeurer seul, entre des prisonniers furieux et des
gardiens tout aussi hostiles. Encore des couloirs, des portes
blindées et des déverrouillages. Des escaliers. D’autres
escaliers. L’impression d’une descente aux enfers. D’en bas,
provenaient des rires gras mêlés à de longues plaintes. Est-ce
qu’on enfermait des fous par ici ?
Plus bas,
toujours plus bas. Plus sombre, toujours plus sombre. Je songeais à
la méthode inventée par
Esculape pour traiter la folie1.
Il y avait de cela plus de trois mille ans, dans un établissement de
soins appelé Esclapion et dont on peut encore voir les ruines en
Turquie, ce pionnier de la psychiatrie avait installé un dédale
d’obscurs tunnels. Après une longue attente pendant laquelle ils
avaient été conditionnés à espérer le plaisir suprême, on y
conduisait les déments. Des chants retentissaient dès l’entrée
et plus on s’enfonçait dans le noir labyrinthe, plus ils
devenaient mélodieux. Quand, charmé, l’aliéné s’arrêtait à
l’endroit le plus ténébreux, on déversait sur lui un tonneau
plein de gluants serpents sous lesquels se débattait alors le
malheureux, surpris au zénith de la béatitude. Soit il mourait
sur-le-champ de frayeur, soit il ressortait guéri. En fait, Esculape
avait inventé l’électrochoc.
Moi, à la dérive
dans les sous-sols de
Fleury-Mérogis,
je me demandais quand j’allais recevoir mon baril de
reptiles glacés.
Ce fut alors que
Raoul exhiba une clef rouillée qui ouvrait une grosse porte cloutée.
Je découvris derrière un vaste hangar aux allures de capharnaüm
tant le désordre y était grand. Il y avait trois hommes en
survêtement et une jeune femme blonde vêtue d’une blouse noire
qui me donna une impression de déjà vu.
Les hommes se
levèrent et saluèrent respectueusement mon ami.
- Je vous présente le docteur Michael Pinson, dont je vous ai déjà parlé.
- Merci d’être venu, docteur, s’exclamèrent-ils en chœur.
- Mademoiselle Βallus, notre infirmière, poursuivit Raoul.
Je saluai la fille
et constatai qu’elle me jaugeait du regard.
L’endroit
devait être un lazaret désaffecté. Sur ma droite, une paillasse de
laboratoire était jonchée de fioles fumantes, sans doute de l’azote
liquide. Au centre de la pièce, trônait un vieux fauteuil de
dentiste, par endroits crevé, et cerné de machines encombrées de
fils électriques torsadés et d’écrans clignotants.
L’ensemble
ressemblait au garage d’un bricoleur du dimanche. À voir l’état
des appareils, les manettes et les leviers rouilles, je me demandais
même si Raoul n’avait pas fait les poubelles des universités. Les
écrans des oscilloscopes étaient fendillés, les électrodes des
cardiographes noircis par l’âge.
Cependant,
j’avais moi-même suffisamment l’habitude des laboratoires pour
savoir que la vision impeccable et immaculée qu’en donnent
toujours les films est généralement erronée. Dans la réalité,
pas de paillasses nickel ni de blouses tout juste sorties de la
blanchisserie, plutôt des types en pulls mités dans des locaux de
fortune.
Un ami
travaillant sur un sujet pourtant aussi important que la trajectoire
de la pensée à travers les méandres du cerveau n’avait pour seul
abri qu’un parking sis dans les sous-sols
de
l’hôpital Bichat où tout s’entrechoquait à chaque
bruyant passage du métro souterrain. Faute de crédits, il n’avait
pu acquérir de support en métal pour son récepteur d’ondes
cérébrales et s’était résolu à bricoler un machin en bois,
collé avec du scotch et consolidé avec des punaises. Eh oui, même
en France, la recherche n’est plus ce qu’elle était.
- Mon cher Michael, ici s’effectuent les plus audacieuses expériences de notre génération, déclara pompeusement Raoul, me tirant de mes réflexions. Jadis, te souviens-tu, nous parlions de la mort lors de nos rencontres au Père-Lachaise. Je l’évoquais alors comme un continent inexploré. À présent, ici, nous tentons d’y planter des drapeaux.
Ça y était. La
barrique de serpents m’était tombée sur la tête. Raoul, Raoul
Razorbak, mon meilleur et plus ancien ami, était devenu fou. Voilà
qu’il se livrait à des expériences sur la mort ! Comme je restais
hébété, il s’expliqua :
- Le président
Lucinder a vécu une NDE à l’occasion de son récent attentat à
Versailles. Il a donc chargé Benoît Mercassier, son ministre de la
Recherche, de lancer un programme d’études sur les au-delà du
coma. Il se trouve que ce dernier avait lu mes articles sur « les
mises en hibernation artificielle poussées des marmottes » dans
des revues internationales. Il m’a contacté et demandé si je
pourrais reproduire pareilles expériences sur des humains. J’ai
sauté sur l’occasion. Mes marmottes étaient peut-être parties
dans un autre monde, mais elles étaient incapables de me raconter
ce qu’elles y avaient vu. Des hommes, eux, le sauraient. Oui, mon
cher, j’ai le feu vert du gouvernement pour des recherches sur les
NDE, à l’aide de volontaires, par ailleurs prisonniers de droit
commun. Ces messieurs sont nos pilotes de l’au-delà. Ce sont,
hum…
Il réfléchit un
instant comme s’il cherchait l’inspiration.
- Ce sont des…
Puis son visage
s’éclaira :
- … des tha-na-to-nautes. Du grec, thanatos, la mort, et nautês, navigateur. Des thanatonautes. Joli mot en vérité. Thanatonaute.
Il répéta encore.
- Thanatonaute : un mot de la même famille, donc, que cosmonaute ou astronaute. Cela va devenir la dénomination générique de référence. Nous avons enfin inventé le terme. Nous utilisons des thanatonautes pour faire de la tha-na-to-nautique.
Il s’écoutait
tout seul, à son propre ravissement.
- En conséquence, notre hangar est un thanatodrome, puisque d’ici décollent nos… thanatonautes.
Un vocabulaire
nouveau venait de naître dans ces bas-fonds de Fleury-Mérogis.
Raoul rayonnait.
La jeune fille
blonde produisit une bouteille de mousseux et des biscuits secs. Tout
le monde but à ce baptême. Seul je restai sombre et repoussai la
flûte que Raoul me tendait.
- Excusez-moi. Je ne veux pas jouer les trouble-fête mais si j’ai bien compris, ici, on joue avec la vie. Ces messieurs ont mission de partir à la conquête du pays des morts, c’est ça ?
- Mais oui, Michael. Fabuleux, non ?
Raoul leva la main,
désignant un plafond maculé de taches.
- Et quel formidable défi pour notre génération et les générations futures : l’exploration de l’au-delà.
Je me dégageai.
- Raoul, madame, messieurs, dis-je très calmement, je me vois dans l’obligation de vous quitter. Je n’ai que faire de fous suicidaires, qu’ils jouissent ou non du soutien de leur gouvernement. Sur ce, je vous salue.
Je me dirigeais
prestement vers la sortie quand l’infirmière m’agrippa le bras.
Pour la première fois, j’entendis le son de sa voix.
- Attendez, nous avons besoin de vous.
Elle n’avait
pas supplié, elle avait usé d’un ton froid presque indifférent.
Celui qu’elle devait employer dans l’exercice de son métier pour
réclamer du coton
hydrophile ou un scalpel à bout chromé.
Je croisai son
regard. Elle avait des yeux d’une couleur rare : bleu marine avec
un peu de beige au centre, un iris semblable à une île perdue sur
un océan. J’y plongeai aussitôt comme dans un gouffre noir.
Elle, continuait
à me fixer, sans me sourire, sans vraiment d’aménité. Comme si
le seul fait de m’avoir adressé la parole constituait déjà la
plus grande des concessions. Je reculai. J’avais hâte de fuir ce
lieu mortel.
1On
retrouve cette histoire décrite dans l'ESRA dans Troisième
Humanité
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