La bande
s’immobilisa devant une tombe, alluma des torches, entreprit de
déposer toutes sortes d’objets hétéroclites sur une pierre
tombale. Je distinguai des photos, des livres et même des
statuettes.
Raoul et moi nous
dissimulâmes derrière une sépulture occupée par feu un
acteur-rocker-play-boy, victime d’une arête de poisson avalée de
travers. Pour la petite histoire, la star toussa plus d’une heure
durant, s’efforçant de se libérer de cette étrange intrusion
dans sa glotte. Nul ne songea à lui venir en aide dans un restaurant
pourtant bondé. Tout le monde se figura que l’idole était en
train de se livrer à un happening sauvage, inventant de nouvelles
danses et une nouvelle façon de chanter. On applaudit à tout rompre
son ultime sursaut d’agonie.
Quoi qu’il en
soit, de là où nous nous tenions, nous étions à même de suivre
toute la scène. Les encapés avaient enfilé des cagoules noires et
psalmodiaient maintenant d’étranges incantations.
Ils prononcent des
prières à l’envers, me souffla Raoul. Je compris que « Segna sed
erem, eiram eulas suov ej » signifiait en fait « Je vous salue
Marie, Mère des anges ».
- Sûrement une secte satanique, ajouta mon ami. La suite de la litanie lui donna raison.
Ô Grand
Belzébuth, accorde-nous un peu de ton pouvoir
Ô Grand
Belzébuth, fais-nous entrevoir ton monde
Ô Grand
Belzébuth, apprends-nous à être invisibles
Ô Grand
Belzébuth, apprends-nous à être aussi rapides que le vent
Je frissonnai
mais Raoul Razorbak demeura impassible. Son calme et son courage
étaient communicatifs. Nous nous rapprochâmes du groupe. De près,
les adeptes étaient encore plus impressionnants. Certains portaient
tatoués sur leur front des symboles maléfiques : boucs souriants,
diables tournoyants, serpents se mordant la queue.
Après encore
maintes prières et incantations, ils allumèrent des bougies qu’ils
disposèrent en étoile à cinq branches. Ils firent brûler de la
poudre d’os qui se calcina dans un nuage de fumée mauve. Enfin,
d’un sac, ils sortirent un coq noir qui se débattit de son mieux,
non sans y laisser quelques plumes.
- Ce coq noir, Grand Belzébuth, nous te le sacrifions. Une âme de coq contre une âme d’Amok !
En chœur, tous
reprirent :
- Une âme de coq
pour une âme d’Amok
!
La volaille fut
égorgée et son sang dispersé aux cinq branches de l’étoile.
Ils exhibèrent
alors une poule blanche.
- Cette poule blanche, Grand Belzébuth, nous te la sacrifions. Une âme de poule contre une âme de goule.
À l’unisson :
- Une âme de poule pour une âme de goule. Une âme d’oiseau pour une âme de bourreau.
- Tu as peur ? me
chuchota Raoul à l’oreille.
Je m’efforçais de
demeurer à sa hauteur mais ne parvenais plus à contrôler le
tremblement qui envahissait mes membres. Il fallait surtout éviter
de claquer des dents. Le bruit alerterait ces amateurs de messe
noire.
- Quand on a peur dans la vie, c’est parce qu’on ne sait pas quelle décision prendre, dit tranquillement mon jeune compagnon.
Je secouai la tête
en signe d’incompréhension.
Raoul sortit une
pièce de deux francs.
- Dans la vie, poursuivit-il, on a toujours le choix. Agir ou s’enfuir. Pardonner ou se venger. Aimer ou haïr.
Était-ce bien le
moment de philosopher ? Lui demeurait imperturbable.
- Nous avons peur quand nous ignorons quel parti prendre parce que tant d’éléments entrent en compte que nous finissons par ne plus comprendre ce qui se passe réellement autour de nous. Comment choisir quand le monde est si complexe ? Comment ? Avec une pièce. Rien ne peut influencer une pièce de monnaie. Elle est insensible aux illusions, elle n’entend pas les arguments fallacieux, elle ne redoute rien. Elle peut donc te fournir le courage qui te manque.
Ayant dit cela, il
jeta la pièce au plus haut des deux. Elle retomba côté pile. Raoul
afficha un sourire victorieux.
- Pile ! Pile, cela signifie : Oui. Allons-y. En avant. Pile, cela signifie « Feu vert ». Allez, viens. Toi et moi contre les imbéciles, m’annonça-t-il.
Tout près, la
sinistre cérémonie se poursuivait.
D’un sac plus
grand, les Belzébuthiens
tiraient une petite chèvre blanche qui bêla tristement, aveuglée
par les bougies.
- Nous te sacrifions
cette chèvre blanche afin que tu nous ouvres un hublot du pays des
morts. Une âme de chèvre pour une âme de…
Une voix gutturale
retentit dans le cimetière.
- Une âme de chèvre pour une bande de mièvres
Le coutelas,
déjà levé pour décapiter la bête, s’arrêta net.
C’était Raoul
dressé à côté de moi qui hurlait avec l’assurance que lui
donnait le simple fait d’être tombé côté pile.
- Hors de ma vue, serviteurs de Belzébuth ! Belzébuth est mort depuis, longtemps. Ceux qui lui vouent un culte seront damnés. Je suis Astaroth, le neuvième prince des Ténèbres et je vous maudis. Ne venez plus jamais souiller d’impur sang animal des tombes sacrées. Vous réveillez les morts et vous énervez les dieux !
Les Belzébuthiens
s’étaient figés, interloqués. Ils cherchaient la provenance de
ce message, mais ne voyaient rien. Raoul possédait la voix. Il avait
la voix car la pièce de monnaie l’avait assuré de l’action à
entreprendre. Tout était devenu clair. Pour lui, pour moi et pour «
eux » aussi. Raoul était la force. Eux n’étaient que des
importuns. Raoul n’était qu’un enfant mais il était leur
maître. Face à cette inquiétante irruption, les hommes masqués
préférèrent déguerpir. La petite chèvre fila en sens inverse.
Il était donc
facile de remporter une bataille. Pile, je serais le plus fort. Face,
je serais un lâche. Piécette, décide à ma place de mon
comportement.
Raoul me serra
l’épaule et me confia la pièce de deux francs.
- Je te l’offre. Dorénavant, tu n’auras plus peur de rien et tu sauras adopter le bon choix. Tu seras doté d’une amie qui jamais ne faillira.
Dans le creux de ma
main, la pièce irradiait.
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