Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 90 – LE THANATODROME DES BUTTES-CHAUMONT

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mercredi 28 janvier 2015

90 – LE THANATODROME DES BUTTES-CHAUMONT

Grace aux crédits spéciaux de la Présidence de la République, nous bâtîmes un superbe thanatodrome. Ce n’était pas un arc de triomphe mais un petit immeuble d’aspect moderne, dans un quartier tranquille. Nous en avions choisi soigneusement l’emplacement. Il était situé rue Botzaris, tout en haut des Buttes-Chaumont.
Raoul avait trouvé amusant d’étudier la mort près du site où jadis trônait le gibet de Montfaucon, de sinistre mémoire. Là avaient été pendus, au nom du roi, innocents et brigands du Moyen Âge.
En deux mois, tout fût prêt.
Nous disposions de sept étages donnant sur le parc des Buttes-Chaumont. Les quatre derniers étages comportaient douze petits appartements, soit trois par palier. Nous cassâmes les murs aux niveaux supérieurs. Nous installâmes ainsi un laboratoire de 220 mètres carrés au cinquième et une salle d’envol, de mêmes dimensions, au sixième. Le septième étage fut transformé en un penthouse, entièrement clos d’une verrière translucide en hiver, terrasse de plein air en été.
Amandine y aménagea à grand renfort de plantes vertes un salon de réception à son goût. À ce décor colonial, on ajouta un piano Steinway blanc et un bar noir. L’endroit était vraiment du plus grand chic !
Au bas de l’immeuble, une plaque très sobre portait « Thanatodrome de Paris » et, en caractères plus petits, « Accès réservé au personnel ». Raoul avait proposé qu’on ajoute aussi : « Attention, envol de thanatonautes », comme on indique : « Attention, pistes de décollage » à proximité des aéroports. L’idée nous avait beaucoup amusés.
Le président Lucinder inaugura classiquement le bâtiment en fracassant une bouteille sur sa porte. Du vrai champagne, cette fois, pas du mousseux. On ne lésinait plus.
Une soirée de présentation avait été organisée dans le penthouse, à l’intention de la presse. Le chef de l’État prononça un petit discours nous félicitant de nos efforts et nous encourageant à conserver la tête dans la course à la conquête du « Continent Ultime ». Debout sur une estrade cernée de plantes grasses, il énuméra tristement les colonies perdues par la France : Canada, Inde, Afrique occidentale, uniquement parce qu’elle n’avait pas su conserver son avance.

- Cette fois, nous demeurerons les premiers, conclut-il avec force.

Puis, sous les flashes des reporters, il nous décora tous les quatre d’une distinction qu’il avait imaginée spécialement à notre intention : la Légion d’honneur thanatonautique. La médaille représentait un homme aux ailes d’ange fonçant vers un cercle de feu.
Peut-être, à cet instant même où nous nous réchauffions à la chaleur du succès et de la gloire, la mort était-elle en train de nous contempler d’en haut, tout comme des piranhas s’amusent à considérer depuis la rivière boueuse les enfants d’un village lacustre en train de fabriquer un plongeoir de fortune avec des planches rafistolées.
Je chassai ces pensées et revins à l’ambiance bruyante de notre réception. Le journaliste de RTV1 était encore là, il posait des questions à Amandine mais celle-ci semblait peu encline à lui répondre. Amandine la muette. Il fallait la regarder, c’est tout. Mais ce journaliste ne savait plus regarder. Il posait des questions et n’écoutait pas les réponses, il filmait sans voir. À force d’utiliser les sens artificiels du micro et de la caméra, il avait atrophié ses sens naturels. Pourtant, Amandine était si belle. Elle portait ce soir-là un fourreau lamé noir mais j’évitais ses yeux bleu marine qui m’attiraient comme deux gouffres sans fond.
Ma mère profita d’un instant de répit du journaliste de RTV1 pour l’abreuver de réponses à des questions qu’il n’avait pas songé à lui poser. « Oui, un magasin thanatonautique allait ouvrir », « Oui, ce magasin proposerait des tee-shirts et gadgets rappelant les expériences thanatonautiques », « Non, il n’y aurait pas de soldes avant l’été ».
Le président poursuivait son laïus sur l’estrade, se gargarisant de ses propres trouvailles.

- Cet insigne, proféra Lucinder, brandissant sa médaille, est destiné à récompenser tous ceux qui contribueront aux progrès de la thanatonautique, y compris nos collègues étrangers qui pourront venir ici collaborer avec nous. Bonne chance à tous !

Sacré Lucinder. Il était vraiment prêt à n’importe quoi pour avoir son nom dans les manuels d’histoire. Être le président qui avait encouragé les expériences sur la mort ne lui suffisait pas. Pour être certain de marquer les esprits dans le temps et dans l’espace, il lui avait fallu aussi inventer sa médaille, la « médaille Lucinder » et son thanatodrome. Un lieu qui, à n’en pas douter, prendrait un jour le nom de thanatodrome Lucinder comme les aéroports J. F. Kennedy ou Roissy-Charles de Gaulle.
Quant à son idée de faire venir ici tous les thanatonautes victorieux, elle nous permettrait de ne jamais être dépassés par des étrangers. Bien joué.
Je lui portai un toast.

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