Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 88 – AFFAIRE DE FAMILLE

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mercredi 28 janvier 2015

88 – AFFAIRE DE FAMILLE

    Après l’effervescence du Palais des Congrès, je passai une semaine seul dans mon appartement. Je constatai que la solitude est plus facile à supporter dans l’euphorie que dans la défaite mais, pourtant, je n’en souffrais pas moins. Somme toute, je m’attendais à quoi ? À des hordes de fans guettant mes allées et venues en bas de l’immeuble ? J’avais toujours été Michael Pinson, homme seul et, photo dans la presse ou pas, Michael Pinson, homme seul je restais.
En guise d’épitaphe, j’imaginais très bien sur ma pierre tombale : « Ci-gît Michael Pinson, simple et seul comme tout le monde. »
Je me consolai au porto blanc et consacrai des heures à la relecture de vieux livres de mythologie.
Lassé de ces textes souvent fastidieux, je feuilletai au hasard quelques magazines. Tous étaient garnis de ces articles sur le bonheur des acteurs si beaux et si souriants qui se marient et se trompent comme je claque des doigts. Chaque page étalait l’image obscène d’un couple rayonnant du bonheur du mariage ou de l’enfantement. Les plumitifs assuraient qu’ils étaient géniaux, uniques, primés, modestes malgré tout, décontractés et gentils en permanence. Ils soutenaient la lutte contre la polio, ils adoptaient des enfants du tiers monde, ils parlaient de l’amour comme de la seule valeur irremplaçable, ils présentaient leurs nouveaux amis, géniaux et souriants eux aussi. Les thanatonautes étaient tous heureux, maintenant. Félix était une vedette. Raoul retrouvait le chemin de son père, le président Lucinder était célèbre, Amandine pensait pouvoir sauver les hommes, et moi ?
Moi, j’étais désœuvré. Personne à qui parler, personne à qui confier ma peine et ma joie mélangées.
À nouveau, j’eus envie de hurler à la lune comme les coyotes du désert. Aouuuuuu ! Je m’arrêtai dès que les voisins se manifestèrent. Je me forçai à lire avec rage chacun des articles parlant du bonheur des acteurs, des artistes, des politiciens.
Il fallait se reprendre. J’étais trop impatient.
Il était 10 h 30 et, à cet instant, je ne pus m’empêcher d’émettre un vœu. Celui d’être entouré d’humains avec qui discuter.

- Salut, la compagnie !

Pas de chance, c’étaient ma mère et mon frère. Ils se jetèrent sur moi.

- Mon petit, mon tout-petit, je suis si fière de toi. J’ai toujours su que tu réussirais ! Une mère sent cela…


- Bravo, frérot, pour un bon coup c’était un bon coup !

Ils prirent possession de mon canapé comme s’ils étaient chez eux et mon frère fit main basse sur ce qu’il me restait de porto blanc.
Conrad entreprit ensuite de me parler de mes intérêts financiers qu’il me faudrait désormais gérer avec l’aide d’un conseiller avisé. Ma mère souligna qu’avec la réputation qui était maintenant la mienne, je pourrais sans doute épouser une belle actrice ou une héritière de haut vol. Elle avait déjà découpé des articles dans des magazines sur plusieurs charmantes jeunes personnes qui pourraient me convenir.

- Toutes les femmes vont tomber à tes pieds, déclara-t-elle, l’œil gourmand.


- Mais c’est que… que j’ai déjà une petite amie, dis-je à tout hasard, tout à mon désir de me protéger de son encombrante sollicitude.

Ma mère s’indigna aussitôt :

- Quoi ! Comment ! éructa-t-elle. Tu as une petite amie et tu la caches à ta mère !


- C’est que…


- Moi, je devine qui c’est, jubila Conrad. L’amie de Michael, c’est l’infirmière ! La superbe petite pépée blonde aux yeux marine qui était près de toi sur le plateau du Palais des Congrès ! Chapeau, frérot, elle ressemble à Grace Kelly mais en mieux. C’est drôle, pourtant. À la façon dont elle s’est jetée dans les bras de votre cobaye, j’aurais plutôt cru qu’elle en était éprise !

Comme d’habitude, mon fichu frère avait mis le doigt sur ma plus insigne faiblesse et il prenait plaisir à enfoncer le couteau dans la plaie. Ma mère le fit taire :

- Une infirmière ? Pourquoi pas ? Il n’y a pas de sot métier. Quand l’épouses-tu ? Je serais vraiment contente de te voir marié. Tu as bien besoin d’une femme pour mettre de l’ordre dans ta vie. Regarde comme tu es fagoté ! Tu attraperas froid si tu ne te couvres pas assez. En plus, tu manges sûrement tout le temps au restaurant. Les restaurants, ils économisent le plus possible sur les clients, ils ne servent que des restes et des produits de dernière catégorie. J’espère que tu ne manges jamais de viande hachée ?


- Je sais, maman, je sais, admis-je dans un effort pour contenir l’avalanche.


- Alors, tant mieux. Ton infirmière t’apprendra à te nourrir et à te vêtir. Écoute-moi, au moins. Ne commence pas à jouer les fiers sous prétexte qu’on t’a vu à la télé !


- Non, maman, dis-je.


- Non, quoi ?


- Non, je ne joue pas les fiers.


- Ah, je te préviens, tu ne vas pas commencer à nous snober parce que tu es devenu une vedette internationale ! Pas de ça avec nous, hein ?

Plutôt capituler qu’entrer dans un vain débat ! Conrad ricana, goguenard, face à ce qu’il prit pour de la soumission.
Feuilletant les livres posés sur ma table basse, il s’exclama :

- Tiens, tu donnes dans la littérature mystique, maintenant ?


- Je lis ce qui me plaît et je n’ai de comptes à rendre à personne, m’énervai-je.

Je voulais bien plier devant ma mère mais m’incliner devant Conrad, c’était trop me demander.
Il ânonna :

- Le Popol Vuh ou Livre des événements, c’est un grimoire pour sorcier ?

Je lui arrachai le précieux ouvrage des mains.

- C’est la bible des Indiens Mayas Quichés du Mexique, lui crachai-je au visage.


- Ah ouais ! Et ça : Yi-king, Le Livre des transformations, et puis ça, le Bardo Thödol, Le Livre des morts. Et celui-là, le Ramayana. Dis donc, il y a de tout ici. Il ne te manque plus que le Kâma-Sûtra !


- Conrad, si tu es venu pour me provoquer, fiche le camp avant que je ne te casse la figure ! Retourne frimer avec ton fric, tes bagnoles et tes femmes et laisse-moi en paix !


- La paix des cimetières ! chantonna Conrad.

Je m’élançai, poings en avant, quand ma mère s’interposa.

- Ne parle pas à ton frère sur ce ton. Lui, il ne m’a apporté que des satisfactions. Lui, il s’est marié, il m’a donné des petits-enfants. Il n’a rien à se reprocher ! Lui, il ne joue pas le fier parce qu’il est passé à la télévision.

De quoi s’arracher les cheveux avec un couteau à huîtres ! Je respirai lentement pour retrouver mon calme.

- Si vous n’êtes venus que pour m’exaspérer, je préfère ne pas vous retenir plus longtemps. Vous aviez peur que je sois heureux ? Vous vouliez me gâcher mon plaisir ?

Ma mère avait remarqué que, comme à mon habitude, j’avais laissé ouvert le premier bouton de ma chemise pour être plus à l’aise et, comme à son habitude, elle s’empressa de le fermer, me pinçant le cou au passage. Elle profita de ce que je suffoquais pour reprendre le monopole de la conversation.

- Comment oses-tu nous parler sur ce ton ? s’indigna-t-elle. Nous t’avons toujours encouragé. Même quand tu passais ton temps à traîner dans les cimetières avec Razorbak, je ne t’ai jamais fait de reproches, et pourtant je connais beaucoup de mères qui n’auraient pas permis à leurs enfants de fréquenter des petits cinglés.


- Raoul n’est pas cinglé !


- Il est quand même un peu spécial, tu l’admettras et…


- On parle de moi ?

Un de ces jours, il faudrait que je songe à poser de solides serrures sur ma porte. On entrait ici comme dans un moulin. Des verrous, un œilleton, une sonnette, et bonjour l’intimité !
En attendant, tant pis si Raoul avait entendu les propos désobligeants de ma mère ! Lui non plus n’avait pas à surgir à l’improviste.

- Bonjour, Raoul, dis-je froidement.


- Mais oui, professeur Razorbak, admit mon frère, du respect plein la voix, nous parlions justement de vous. Nous pensons que, comme vous êtes maintenant riches et célèbres, vous avez besoin d’un conseiller financier pour veiller sur vos intérêts. Après tout, vous deux et la fille, vous formez comme un groupe de rock. Il vous faut un imprésario, quelqu’un qui gère votre image, qui s’occupe de vos contrats, qui…

Je m’attendais que Raoul mouche sèchement ce loustic. Pas du tout, il l’écoutait avec attention.

- C’est ton frère ? Demanda-t-il.


- Oui, avouai-je piteusement.


- Et je suis sa mère ! claironna fièrement ladite génitrice.

Raoul fit atterrir une de ses mains sur son menton.

- Il a des idées, ton frère, reconnut-il, c’est vrai qu’il va nous falloir gérer notre nouveau thanatodrome au plus fin.

Conrad se rengorgeait, précisant ses projets :

- Justement, j’ai pensé qu’il serait intéressant aussi d’ouvrir une boutique de souvenirs à côté de votre nouveau thanatodrome. On pourrait y vendre des tee-shirts comme celui-ci.

« Mourir est notre métier », pouvait-on lire sur celui qu’il tira de sa poche.
J’étais atterré. Pas Raoul. Il examina l’étoffe.

- Bonne idée ! Ça rétrécit au lavage ?

- Non. C’est garanti grand teint, j’ai vérifié, dit ma mère.

Raoul, disposé à brader nos projets sacrés aux marchands du Temple ? Je n’en revenais pas.

- Mais…

Il m’imposa silence.

- Ton frère a raison, Michael. Une boutique permettrait de mieux faire connaître notre travail, d’asseoir notre image de marque auprès du grand public.


( Et moi je serais votre attachée de presse ! s’exclama ma tendre mère. Et comme ça, je pourrais voir Michael plus souvent. Je m’occuperais mieux de lui.

Je me frottai les yeux. Non, je ne rêvais pas. Nous avions commencé par vouloir percer les mystères de la mort, et donc changer la vie, changer le monde, changer l’humanité… Et voilà que nous nous retrouvions en train d’organiser l’ouverture d’un magasin de « souvenirs thanas ». Nous vivions vraiment une époque merveilleuse ! Peut-être que si Jésus-Christ revenait sur terre, lui aussi serait obligé de populariser son message, « Aimez-vous les uns les autres », sur des tee-shirts mauves. Et « Heureux les simples d’esprit, le royaume des cieux leur appartient », sur des sweats blancs 70 % coton 30 % acrylique à laver à l’eau tiède. Ça conviendrait parfaitement à Conrad.
J’imaginai de même Lao-Tseu popularisé dans une échoppe de gadgets. « Celui qui sait ne parle pas. Celui qui parle ne sait pas. » Un maillot string du tonnerre !
Enfin, si Raoul, mon ami le professeur Raoul Razorbak, n’y trouvait rien à redire, qui étais-je pour m’y opposer ?
Mon frère ouvrirait le magasin, commanderait des fripes et de la pacotille en gros à Taiwan et ma mère tiendrait la boutique.
Je haussai les épaules en me répétant qu’au moins le ridicule, lui, ne tuait personne.

- Et ton infirmière, quand est-ce que tu me la présentes ? reprit ma mère pour m’achever.

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