- J’aimerais être
Félix.
Amandine,
d’habitude si réservée, ne cachait plus son allégresse. Comme
après chaque séance, je la raccompagnais. Ce soir-là, nous étions
un peu éméchés. Au thanatodrome, faute de moyens nous n’avions
pu fêter qu’au mousseux notre triomphe secret. Les gobelets
plastique avaient volé haut eux aussi.
- Quel fantastique moment nous avons vécu ! Comme j’aimerais être ce premier homme, ce premier thanatonaute à avoir posé le pied sur le continent suprême et à en être revenu ! Ah oui, comme j’aimerais être Félix !
Je m’efforçai de
lui remettre les pieds sur terre.
- Pas si simple. Il faut être motivé. Vous l’avez entendu, lui-même a été attiré par la lumière. Il a hésité à revenir. Il n’y est parvenu que parce qu’il s’était programmé avant tout à obtenir sa remise de peine en ce bas monde.
J’accélérai.
Derrière les vitres, un paysage de mornes banlieues défilait dans
la pénombre. Je jetai un coup d’œil de côté sur Amandine qui se
repoudrait soigneusement le nez en dépit des cahots.
Je commençais à
mieux la connaître. Raoul m’avait parlé d’elle. Cette si jolie
femme était une infirmière très consciencieuse. Trop
consciencieuse, même. Elle n’avait plus supporté de voir mourir
dans son hôpital les patients qui lui étaient confiés. À l’école
déjà, elle ne supportait pas les mauvaises notes. À l’hôpital,
chaque décès n’était pour elle qu’un autre zéro pointé1.
Quand son malade mourait sur la table d’opération, elle s’en
sentait responsable.
Ses collègues
lui répétaient toujours que ce n’était pas de sa faute, mais
elle n’en croyait rien. Elle demeurait convaincue que chaque décès
était une nouvelle preuve de son incompétence.
Amandine se figurait
que les gens mouraient par manque d’amour. Pour elle, même
quelqu’un en phase terminale d’un cancer généralisé l’avait
choisi. Et s’il avait fait ce choix, c’était que son entourage
s’était avéré incapable de lui faire apprécier la vie. En
conséquence, elle s’était efforcée d’aimer plus fort encore
chacun de ses patients. Et comme ils mouraient quand même, elle se
reprochait de ne pas avoir su déverser sur eux suffisamment
d’affection.
Inutile de
souligner que, dans ces conditions, Amandine Ballus aurait mieux fait
de changer de métier. Mais, tout comme Raoul, les échecs
l’incitaient à toujours recommencer, jusqu’à la perfection ou
l’autodestruction. Quand elle lut par hasard une petite annonce
concernant un projet lié à l’accompagnement des mourants et
nécessitant une infirmière motivée, elle s’empressa d’y
répondre. À peine Raoul Razorbak lui avait-il parlé du projet «
Paradis » qu’elle était déjà décidée à se consacrer corps et
âme à cette entreprise consistant à ramener les morts dans le
monde des vivants.
Et aussi étonnant
que cela puisse paraître, que les victimes du projet soient d’abord
si nombreuses ne la gêna nullement. Amandine était dotée d’une
étrange logique : elle était toute disposée à tuer quelques
personnes de suite dans l’espoir d’en sauver beaucoup d’autres
dans un futur indéterminé.
- J’aimerais être Félix, répétait-elle. Il est si courageux et même si beau.
Je fis la moue. Il
ne fallait quand même pas exagérer. Courageux, peut-être, mais
beau, ce pithécanthrope ?
- Il a dû affronter des épreuves terribles, là-haut.
C’était elle qui
était belle quand elle parlait de Félix.
- Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demandai-je pour changer de sujet.
- On va augmenter le nombre des décollages. Raoul a déjà annoncé la bonne nouvelle au ministre Mercassier. Le Président tient à nous féliciter personnellement. Il a déjà contacté le directeur du pénitencier pour qu’il sélectionne une centaine de nouveaux candidats thanatonautes.
Elle était aussi
joyeuse que s’il s’agissait d’organiser de sympathiques
surprises-parties.
- On a gagné, marmonna-t-elle en retenant sa félicité
1- http://www.relation-aide.com/dossiers/description.php?rech=ok&id=49&cat=12
( comment vaincre son sentiment de culpabilité)
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