Maison d'arrêt de Fleury-Merogis |
Hugues ne revint
jamais. Il demeura à mi-chemin entre le continent des morts et celui
des vivants. Il ne mourut pas, mais sortit du coma prostré, le
regard fixe, l’encéphalogramme presque plat et
l’électrocardiogramme très espacé. Il était devenu un légume.
Son cœur et son cerveau fonctionnaient, certes, mais il n’était
plus capable de se mouvoir ou de parler.
Je le fis admettre
au service d’accompagnement des mourants de mon hôpital. On lui
aménagea une chambre spéciale. Plusieurs années plus tard, Hugues
fut transporté avec toutes les précautions possibles au Smithsonian
Institute de Washington, section Musée de la mort. Chacun put voir
ce qu’il advenait de ceux qui restaient coincés entre deux mondes.
Quand
je repense à cette deuxième tentative de décollage, j’estime
qu’elle aurait très bien pu réussir. L’expérience fut en tout
cas précieuse car elle me permit de doser le thiopental et le
chlorure de potassium dans une fourchette raisonnable.
Quoi qu’il en
soit, nous avions épuisé nos cinq cobayes. Trois morts, un
démissionnaire, un légume. Joli bilan !
Raoul entreprit
aussitôt des démarches auprès du ministre Mercassier pour qu’il
nous fournisse de nouveaux sujets. Le ministre obtint un second feu
vert du président Lucinder. Commença alors une impitoyable
sélection. Nous voulions des détenus à perpétuité, prêts à
tout pour échapper à la prison. Ils pouvaient éprouver des envies
de suicide, mais pas trop. Il nous fallait des hommes sains d’esprit,
ni drogués ni alcooliques.
Et surtout, il
était indispensable qu’ils soient en bonne santé afin de
supporter le chlorure de potassium. On ne mourait bien qu’en bonne
santé, c’était évident.
Par le plus grand
hasard, le gros Martinez, le chef de la bande de voyous qui nous
agressait jadis à la sortie du lycée, se présenta à nous. Il ne
nous reconnut point. Moi, je songeai à la phrase de Lao-Tseu
: «
Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger.
Assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son
cadavre. »
Martinez avait
abouti en prison à la suite d’une sombre histoire de braquage de
banque. Comme il était devenu presque obèse, il ne s’enfuit pas
aussi vite que ses complices. Il était bon à la boxe mais nul à la
course. Le policier qui le rattrapa alors qu’il haletait, tout
essoufflé, avait dû être meilleur que lui en gym. Las, deux
personnes avaient été tuées à l’occasion de ce lamentable fait
divers. Les jurés ne reconnurent aucune circonstance atténuante.
Perpétuité pour Martinez.
Il passa brillamment
les tests de sélection des thanatonautes. Il se montra même fort
intéressé de participer à une expérience qui pouvait lui apporter
la célébrité. Il croyait en sa bonne étoile qui lui permettrait
de survivre à nos manipulations, si dangereuses soient-elles.
- Vous savez, messieurs les docteurs, brailla-t-il, Martinez, y a rien qui lui fait peur.
Je me souvenais
qu’en effet, quand il se jetait sur nous avec ses acolytes à cinq
contre deux, il ne semblait nullement redouter mes petits poings.
Raoul déclara
n’éprouver aucune rancune envers Martinez et qu’il ferait un
très bon cobaye. Pour ma part, je préférai le rayer de la liste de
nos candidats. Je me souvenais suffisamment de ses raclées pour ne
pas craindre de m’égarer avec lui dans mes délicats dosages.
Martinez, je lui réservais un chien de ma chienne. Ne pouvant garder
l’esprit froid, je préférais l’exclure.
Le gangster recalé
beugla que nous n’acceptions que des pistonnés, qu’on lui
refusait toute chance de devenir riche et célèbre. Il nous insulta.
Heureusement
encore qu’il ne nous avait pas reconnus ! Dans sa fureur, il aurait
été capable de porter plainte pour favoritisme et traitement
arbitraire.
Martinez ne figura
donc pas parmi nos cinq prochains cobayes. Ou plutôt, devrais-je
dire, nos cinq prochains décédés. Les trépas avaient cessé de
m’émouvoir. Ma sensibilité s’était émoussée. J’avais
l’impression d’expédier des fusées dans l’espace. Si
celles-ci explosaient au décollage, à nous de procéder aux
ajustements nécessaires pour que la mise à feu suivante soit
couronnée de succès.
Troisième série de
cobayes. Parmi eux, un prénommé Marc.
Capteurs, prise de
pouls, prise de température, couverture réfrigérante. Raoul lança
:
- Prêt ?
Nous répondîmes en
chœur.
- Prêt !
- Prête !
Pourvu que notre
homme ne meure pas de peur. Il transpirait et grelottait à la fois.
Il n’arrêtait pas de faire des signes de croix.
- Six… cinq… quatre… trois… deux… un et demi… un et quart… un… dé…, décollage ? Bon, décolla…ge ! balbutia-t-il, pas vraiment convaincu.
Et il s’y reprit à
deux fois pour presser l’interrupteur sur lequel son doigt en sueur
avait glissé.
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