Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 55 – ET DE DIX

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lundi 26 janvier 2015

55 – ET DE DIX

Maison d'arrêt de Fleury-Merogis
 

Hugues ne revint jamais. Il demeura à mi-chemin entre le continent des morts et celui des vivants. Il ne mourut pas, mais sortit du coma prostré, le regard fixe, l’encéphalogramme presque plat et l’électrocardiogramme très espacé. Il était devenu un légume. Son cœur et son cerveau fonctionnaient, certes, mais il n’était plus capable de se mouvoir ou de parler.
Je le fis admettre au service d’accompagnement des mourants de mon hôpital. On lui aménagea une chambre spéciale. Plusieurs années plus tard, Hugues fut transporté avec toutes les précautions possibles au Smithsonian Institute de Washington, section Musée de la mort. Chacun put voir ce qu’il advenait de ceux qui restaient coincés entre deux mondes.
Quand je repense à cette deuxième tentative de décollage, j’estime qu’elle aurait très bien pu réussir. L’expérience fut en tout cas précieuse car elle me permit de doser le thiopental et le chlorure de potassium dans une fourchette raisonnable.
Quoi qu’il en soit, nous avions épuisé nos cinq cobayes. Trois morts, un démissionnaire, un légume. Joli bilan !
Raoul entreprit aussitôt des démarches auprès du ministre Mercassier pour qu’il nous fournisse de nouveaux sujets. Le ministre obtint un second feu vert du président Lucinder. Commença alors une impitoyable sélection. Nous voulions des détenus à perpétuité, prêts à tout pour échapper à la prison. Ils pouvaient éprouver des envies de suicide, mais pas trop. Il nous fallait des hommes sains d’esprit, ni drogués ni alcooliques.
Et surtout, il était indispensable qu’ils soient en bonne santé afin de supporter le chlorure de potassium. On ne mourait bien qu’en bonne santé, c’était évident.
Par le plus grand hasard, le gros Martinez, le chef de la bande de voyous qui nous agressait jadis à la sortie du lycée, se présenta à nous. Il ne nous reconnut point. Moi, je songeai à la phrase de Lao-Tseu : « Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger. Assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son cadavre. »
Martinez avait abouti en prison à la suite d’une sombre histoire de braquage de banque. Comme il était devenu presque obèse, il ne s’enfuit pas aussi vite que ses complices. Il était bon à la boxe mais nul à la course. Le policier qui le rattrapa alors qu’il haletait, tout essoufflé, avait dû être meilleur que lui en gym. Las, deux personnes avaient été tuées à l’occasion de ce lamentable fait divers. Les jurés ne reconnurent aucune circonstance atténuante. Perpétuité pour Martinez.
Il passa brillamment les tests de sélection des thanatonautes. Il se montra même fort intéressé de participer à une expérience qui pouvait lui apporter la célébrité. Il croyait en sa bonne étoile qui lui permettrait de survivre à nos manipulations, si dangereuses soient-elles.
  • Vous savez, messieurs les docteurs, brailla-t-il, Martinez, y a rien qui lui fait peur.
Je me souvenais qu’en effet, quand il se jetait sur nous avec ses acolytes à cinq contre deux, il ne semblait nullement redouter mes petits poings.
Raoul déclara n’éprouver aucune rancune envers Martinez et qu’il ferait un très bon cobaye. Pour ma part, je préférai le rayer de la liste de nos candidats. Je me souvenais suffisamment de ses raclées pour ne pas craindre de m’égarer avec lui dans mes délicats dosages. Martinez, je lui réservais un chien de ma chienne. Ne pouvant garder l’esprit froid, je préférais l’exclure.
Le gangster recalé beugla que nous n’acceptions que des pistonnés, qu’on lui refusait toute chance de devenir riche et célèbre. Il nous insulta.
Heureusement encore qu’il ne nous avait pas reconnus ! Dans sa fureur, il aurait été capable de porter plainte pour favoritisme et traitement arbitraire.
Martinez ne figura donc pas parmi nos cinq prochains cobayes. Ou plutôt, devrais-je dire, nos cinq prochains décédés. Les trépas avaient cessé de m’émouvoir. Ma sensibilité s’était émoussée. J’avais l’impression d’expédier des fusées dans l’espace. Si celles-ci explosaient au décollage, à nous de procéder aux ajustements nécessaires pour que la mise à feu suivante soit couronnée de succès.
Troisième série de cobayes. Parmi eux, un prénommé Marc.
Capteurs, prise de pouls, prise de température, couverture réfrigérante. Raoul lança :

- Prêt ?

Nous répondîmes en chœur.

- Prêt !


- Prête !

Pourvu que notre homme ne meure pas de peur. Il transpirait et grelottait à la fois. Il n’arrêtait pas de faire des signes de croix.

- Six… cinq… quatre… trois… deux… un et demi… un et quart… un… dé…, décollage ? Bon, décolla…ge ! balbutia-t-il, pas vraiment convaincu.

Et il s’y reprit à deux fois pour presser l’interrupteur sur lequel son doigt en sueur avait glissé.

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