Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 42 – GLISSEMENT PROGRESSIF VERS LE CRIME

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dimanche 25 janvier 2015

42 – GLISSEMENT PROGRESSIF VERS LE CRIME

Pendant deux semaines environ, je n’eus aucune nouvelle de mon ex-ami le professeur Razorbak et de son thanato-machin. Je l’avoue, j’étais très déçu. Raoul, l’idole de ma jeunesse, était parvenu à réaliser ses fantasmes et j’en étais révulsé. Je songeais même à le dénoncer à la police. S’il effectuait des expériences « mortelles » sur des cobayes humains, il fallait le mettre hors d’état de nuire.
Au nom de notre ancienne amitié, je m’abstins pourtant. Je me répétais que s’il avait reçu, comme il le prétendait, le soutien du chef de l’État, c’était qu’il avait été à même de fournir des garanties adéquates.
« Nous avons besoin de vous », avait dit la jeune infirmière et cette phrase me hantait. En quoi auraient-ils besoin de moi pour tuer des gens ? Un peu de cyanure ou de mort-aux-rats, et hop ! Moi, j’avais prêté le serment d’Hippocrate et l’une des règles majeures de mon métier était de sauver des vies, non de les abréger.
Quand Raoul me rappela, je voulus lui dire que je souhaitais ne plus jamais entendre parler de lui et de ses expériences mais quelque chose me retint, peut-être notre ancienne amitié, peut-être les mots de l’infirmière qui résonnaient encore à mes oreilles.
Il me rendit visite dans mon studio. Il semblait avoir encore vieilli et sa nervosité se lisait dans son regard, il n’avait sûrement pas dormi depuis plusieurs jours. Il allumait à la chaîne de fines cigarettes à l’eucalyptus dites « biddies » qu’il aspirait en quelques bouffées.

- Michael, ne méjuge pas.


- Je ne te juge pas. J’essaie de te comprendre et je ne te comprends pas.


- Qu’importe l’individu Razorbak. Seul le projet compte. Il transcende les êtres. Il est un défi à la hauteur de notre génération. Je te choque, mais tous les précurseurs ont été jugés choquants par leurs contemporains. Rabelais, le jovial écrivain Rabelais, se rendait la nuit dans les cimetières pour déterrer les cadavres et en étudier l’anatomie afin de faire progresser la médecine. À l’époque, pareils agissements constituaient un crime. Mais c’est grâce à lui qu’on a compris par la suite la circulation sanguine et qu’on a sauvé des vies grâce à des transfusions. Michael, si tu avais vécu alors et si Rabelais t’avait demandé de l’aider dans ses expéditions nocturnes, qu’aurais-tu répondu ?

Je pesai la question.

- J’aurais dit d’accord, répondis-je enfin. D’accord, car ses… patients étaient déjà morts. Mais tes cobayes, Raoul, car tes fameux thanatonautes ne sont que des cobayes, ils sont bien vivants, eux ! Et toutes tes manipulations n’ont pour objectif que de les faire passer de vie à trépas, je me trompe ? Oui ou non ?

Raoul tripota son briquet de ses longues mains agitées. Aucune flamme ne jaillit. Soit il tremblait trop pour actionner le mécanisme, soit la pierre était usée.

- Tu ne te trompes pas, dit-il, se contrôlant. Au départ, nous disposions de cinq thanatonautes et deux sont déjà décédés. Ils sont morts bêtement, simplement parce que je ne suis pas médecin et que je n’ai pas su les réanimer. Je sais comment placer des marmottes en hibernation et les ramener à la vie, mais en ce qui concerne des êtres humains, j’en suis incapable. J’ignore comment doser avec précision les produits anesthésiants. Aussi, afin de mettre un terme à ce gâchis, je t’ai appelé à la rescousse, toi et ton esprit à la fois imaginatif et ingénieux.

Je lui tendis des allumettes.

- Anesthésier les gens, c’est certes mon métier. Les mettre dans le coma, c’est une tout autre affaire.

Il se leva et arpenta la pièce.

- Réfléchis. Innove ! J’ai besoin de toi, Michael. Tu m’as affirmé un jour que je pourrais toujours compter sur toi. Eh bien, ce jour est venu. J’ai besoin de toi, Michael, et je te demande ton aide.

Bien sûr que j’avais envie de l’aider. Comme au bon vieux temps. Lui et moi contre les imbéciles. Mais, cette fois, il n’y avait pas d’imbéciles en face. Il s’agissait d’affronter quelque chose de froid et d’inconnu qu’on appelle la mort. Rien qu’à l’évoquer, les gens se signaient. Et lui envoyait ad patres les pauvres malheureux qui se confiaient à lui. Par pure curiosité. Pour régler ses problèmes avec son père. Pour satisfaire son orgueil d’explorateur d’un monde nouveau. Raoul, « mon ami Raoul », assassinait froidement des gens qui ne lui avaient nui en rien… Il les tuait au nom de la science. Tout en moi criait « Au fou ! ».
Il me considéra avec l’affection d’un grand frère pour son cadet.

- Connais-tu ce proverbe chinois : « Celui qui pose une question risque cinq minutes d’avoir l’air bête, celui qui ne pose pas de question restera bête toute sa vie » ?

Je restai sur son terrain.

- Il existe une phrase plus connue, hébraïque celle-là : « Tu ne tueras pas ton prochain. » C’est l’un des Dix Commandements. On le trouve inscrit dans la Bible.

Il interrompit ses déambulations pour agripper fermement mes poignets. Ses mains d’araignée étaient tièdes et moites. Il plongea ses yeux dans les miens pour mieux me convaincre.

- Il aurait fallu rajouter un onzième commandement : « Tu ne mourras pas dans l’ignorance. » Cinq, dix, cinquante personnes devront peut-être y passer, je l’admets. Mais quel enjeu ! Si nous réussissons, nous saurons enfin ce qu’est la mort et les gens cesseront d’avoir peur de mourir. Tous ces types en survêtement que tu as vus dans notre laboratoire sont des prisonniers, tu le sais, et ils sont tous volontaires. Je les ai triés sur le volet. Ils ont tous un point en commun : avoir été condamnés à la détention à perpétuité et avoir écrit au Président pour réclamer le rétablissement de la peine de mort plutôt que de moisir à vie dans leur geôle. Je me suis entretenu avec une cinquantaine de ces excédés. J’ai retenu ceux qui me semblaient sincères dans leur volonté de renoncer à la vie tant leur sort leur répugnait. Je leur ai parlé du projet « Paradis ». Ils se sont immédiatement enflammés.


- Parce que tu les as trompés, dis-je en haussant les épaules. Ce ne sont pas des scientifiques. Ils ignorent qu’ils ont 99,999 % de chances de laisser leur peau dans tes petites expériences. Eux aussi craignent la mort, même s’ils assurent le contraire. À l’instant suprême, tout le monde a peur !

Il m’empoigna plus fermement encore. Il me faisait mal mais il ignora mes efforts pour me dégager.

J- e ne les ai pas trompés. Jamais. Ils connaissent tous les risques. Ils savent que beaucoup mourront avant qu’un jour quelqu’un réussisse à revenir après une NDE volontairement provoquée. Celui-là sera un véritable pionnier. Il aura accompli le premier pas dans la conquête du monde des morts. Au fond, c’est comme une loterie, beaucoup de perdants pour un seul gagnant…

Il se rassit, s’empara de la bouteille de whisky que j’avais déposée avec des verres sur ma table basse et se servit une rasade d’alcool. Avec mes allumettes, il ranima une de ses fines cigarettes biddies.

- Michael, même toi et moi, nous mourrons un jour, et alors, juste avant de mourir, nous nous demanderons ce que nous avons fait de nos vies. Autant tenter quelque chose d’original ! Frayons une voie. Si nous échouons, d’autres continueront. La thanatonautique n’en est qu’à ses balbutiements.

Tant d’entêtement me consterna.

- Tu t’es fixé une mission impossible, soupirai-je.


- Impossible, c’est ce qu’on a dit à Christophe Colomb quand il s’est affirmé capable de faire tenir un œuf droit.

J’eus un sourire amer.

- En l’occurrence, c’était facile. Il suffisait de tapoter la base de l’œuf1.


- Oui, mais il l’avait découvert le premier. Tiens, je vais te soumettre un problème qui te semblera sans doute aussi impossible que celui de l’œuf de Colomb en son temps.

Il sortit de la poche de sa veste un calepin et un crayon.

- Saurais-tu dessiner un cercle et le point central de son axe sans lever ton stylo ?

Pour mieux me montrer la figure à obtenir, il traça lui-même un rond avec un point au milieu.

- Fais la même chose, mais sans lever ton stylo, ordonna-t-il.


- C’est impossible et tu le sais bien !


- Pas plus que de faire tenir un œuf droit. Pas plus que de conquérir le continent des morts.

Examinant le rond et le point, j’eus une moue dubitative.

- Tu possèdes vraiment une solution ?


- Oui, et je vais te le prouver tout de suite.

C’est le moment que choisit mon cher frère Conrad pour surgir sans crier gare dans mon appartement. La porte était ouverte et il n’avait évidemment pas pris la peine de frapper.

- Salut, la compagnie ! lança-t-il gaiement.

Je ne souhaitais pas poursuivre cette conversation devant mon crétin de frère. Je tentai de mettre définitivement un terme à ce débat scabreux.

- Désolé, Raoul, mais l’affaire que tu me proposes ne m’intéresse pas. Quant à ton problème, à moins de tricher, il n’existe aucun moyen de le résoudre.


- Homme de peu de foi ! s’exclama-t-il, très sûr de lui. Lançant une carte de visite sur la table, il ajouta :


- Tu me trouveras à ce numéro si tu changes d’avis. Sur cette flèche finale, il s’éclipsa sans un au revoir.


- Il me semble que je connais cet individu, remarqua mon frère.

Autant changer de sujet :

- Alors, Conrad, fis-je, jovial et comme si j’étais content de le voir, alors, Conrad, qu’est-ce que tu deviens ?

Il allait être intarissable et ses propos m’ennuyaient à l’avance. Je savais parfaitement ce que devenait Conrad. Il était dans l’import-export de « tout ce qu’on peut fourrer dans des containers ». Il s’était enrichi. Il s’était marié. Il avait deux enfants. Il possédait une superbe voiture de sport coréenne. Il jouait au tennis. Il fréquentait les salons où l’on cause et il avait son associée pour maîtresse.
Conrad étala à plaisir les derniers épisodes de son heureuse existence. Il avait acquis des tableaux de maître à un prix dérisoire, acheté une maison sur la côte bretonne et j’y serais le bienvenu au cas où j’aurais envie de l’aider à la retapisser. Ses enfants excellaient à l’école. J’affichais un bon sourire, mais encore deux ou trois bonnes nouvelles dans ce genre et je ne pourrais plus retenir mon envie croissante de lui expédier mon poing dans la figure. Rien n’est plus agaçant que le bonheur des autres. Surtout quand il sert de jauge à votre propre déconfiture…
Trois, quatre fois par semaine, ma mère me téléphonait :

- Dis donc, Michael, quand est-ce que tu auras toi aussi quelque chose de bon à m’annoncer ? Il est grand temps que tu songes à fonder un foyer. Regarde Conrad, comme il est heureux, lui.

Mais ma mère ne se contentait d’ailleurs pas de m’inciter au mariage. Elle agissait. Je l’avais surprise un jour en train de rédiger une annonce matrimoniale pour un journal : « Grand médecin, riche, intelligent, beau et spirituel, cherche femme même niveau. » Enfin, tel était à peu près l’esprit de son texte. J’avais piqué une de ces colères !
Tandis que je m’obnubilais sur l’énigme du cercle et de son axe, Conrad continuait à exposer tous les détails de son bonheur. Il détaillait chaque pièce de son manoir breton et expliquait comment il avait roulé l’autochtone pour l’obtenir au quart de son prix.
Ah, ce sourire supérieur ! Plus il parlait et plus je discernais la pitié dans sa voix. « Ce pauvre Michael, pensait-il, tant d’années d’études pour en arriver à cette vie solitaire, triste et misérable. »
C’est vrai qu’à cette époque ma vie n’était pas terrible.
Je vivais seul, en célibataire, dans mon petit studio de la rue Réaumur. Plus que tout, la solitude me pesait, et je ne trouvais plus aucune satisfaction dans mon travail. J’arrivais le matin à l’hôpital. J’examinais les fiches des futurs opérés. Je préparais mes produits, plantais des seringues, surveillais des écrans.
Je n’avais par chance jamais connu d’accident en tant qu’anesthésiste mais mon existence de grand prêtre en blouse blanche était loin de répondre à toutes les promesses de mon court passage d’antan à l’hôpital Saint-Louis. Les infirmières n’étaient pas nues sous leur tenue de travail. Quelques-unes étaient certes faciles mais elles ne s’abandonnaient que dans l’espoir de se marier avec un médecin afin de pouvoir enfin cesser de travailler.
Mon métier ne m’avait finalement apporté que des déceptions.
Je ne jouissais pas de l’estime de mes supérieurs, ni de celle de mes subalternes et mes égaux m’ignoraient. Je n’étais qu’une pièce rapportée, un rouage doté d’une fonction bien précise. On t’amène un patient, tu me l’endors, je l’opère et au suivant. Pas de bonjour et pas de bonsoir.
Conrad jacassait, jacassait toujours, et je me disais qu’il devait exister autre chose que ma vie actuelle et son soi-disant bonheur. Il existait sûrement une alternative quelque part.
Et comment tracer un cercle et son axe sans lever le stylo ? Impossible, forcément impossible.
J’étais malheureux et Raoul était parti, emportant avec lui sa folie, sa passion, l’aventure, m’abandonnant à ma solitude et à mes dégoûts.



Sur la table basse, la carte de visite luisait comme un mirage.

Un cercle et son axe… Impossible !

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