L’esprit vide,
Benoît Mercassier déambula longuement sur les Champs-Elysées. Il
était convaincu de l’inexistence des NDE et voilà qu’il était
mandaté pour en prouver l’irréfutable réalité. Autant demander
à un athée de démontrer l’existence de Dieu ou à un publiciste
végétarien de vanter les mérites de la viande.
Il savait
parfaitement pourquoi Lucinder l’avait élu pour cette tâche. Le
Président adorait contraindre ses hommes à pratiquer le paradoxe.
Il obligeait des ministres de droite à appliquer des politiques de
gauche, des écologistes à louer le tout-nucléaire, des
protectionnistes à prôner le libre-échange…
Il
venait quand même d’allouer 30490
euros
à son fichu « Projet Paradis ». Là, il ne s’agissait plus
d’abstraction. Mais de là à prouver qu’on s’envolait hors de
son corps à l’heure de sa mort pour gagner un « continent
merveilleux »…
Lucinder
n’était pas le premier chef d’État à se lancer dans des
projets hurluberlus. Mercassier se souvenait qu’il y avait déjà
bien longtemps, dans les années soixante-dix, un fantasque président
américain
du nom de Jimmy Carter1
s’était mis en tête d’entrer en contact avec les ovnis. Aux
ovnis, il croyait dur comme fer. Il avait lancé un programme
recoupant tous les témoignages sur ces
fameux « Objets Volants Non Identifiés ». On imagine la mine
d’austères savants contraints d’écouter hallucinés et
illuminés à la chaîne ! Il avait dilapidé l’argent des
contribuables en construisant un gigantesque émetteur-récepteur
censé capter les messages d’éventuelles intelligences
extraterrestres et communiquer avec elles. Et il s’était étonné
ensuite de ne pas être réélu !
Lucinder courait
lui aussi à sa Berezina mais, pour sa part, Mercassier n’avait pas
le choix. C’était soit caresser les lubies du Président dans le
sens du poil, soit renoncer à son portefeuille et, tout
naturellement, il tenait à sa petite parcelle de pouvoir. Tant pis
pour les Anciens Combattants ! Il trouverait comment utiliser les
fameux deux cent mille francs.
Oui, mais comment ?
Comme chaque fois qu’il était dans le doute, Mercassier songea
aussitôt à faire appel à son meilleur et plus proche conseiller :
son épouse, Jill.
À son grand
étonnement, elle ne parut nullement surprise quand, au dîner, il
lui exposa son problème de NDE. Tout en répartissant dans leurs
assiettes une purée de brocolis, elle réfléchit :
- Ce qu’il te faut pour commencer, c’est inventer un protocole d’expérimentation. Inventer un test répondant à la question : « Oui ou non, y a-t-il quelque chose après la mort ? » Qu’as-tu comme données pour point de départ ?
- Une seule, soupira-t-il, mais de taille. Le Président est convaincu d’avoir vécu une NDE !
Comme toujours, elle
le réconforta :
- Sois positif. Pour
réussir, il faut être d’avance convaincu de la victoire.
- Mais, se lamenta-t-il, on ne peut pas exiger de moi que je croie aux NDE. Ce serait faire fi de tout ce qu’on m’a inculqué à la faculté des sciences !
Elle coupa court à
ses jérémiades :
- Tu n’es plus un scientifique, tu es un politicien. Réfléchis donc en politicien, sinon on ne s’en sortira jamais. Que raconte-t-il donc, ton Président ?
- Il affirme avoir
entrevu un « continent merveilleux »…
- Un « continent merveilleux » ?
Jill fronça les
sourcils.
- C’est drôle, ce sont les mots exacts qu’ont employés les premiers navigateurs européens en découvrant le continent où je suis née : l’Australie !
- Quel rapport ? demanda-t-il en se versant un verre de vin.
- On t’a donné un nouveau continent à explorer. Tu dois donc adopter l’état d’esprit des pionniers du XVe siècle. Ils ignoraient qu’il existait une terre à l’est de l’Indonésie. Ceux qui l’auraient affirmé seraient passés pour d’aimables cinglés tout comme tu traites de fariboles les déclarations du Président.
- Quand même, il y avait là un continent bien palpable, avec des prairies, des arbres, des bêtes, des aborigènes !2
- Facile à dire au XXIe siècle, mais à l’époque imagine-toi un peu ? Parler de terres australes était tout aussi étrange que d’évoquer aujourd’hui un continent par-delà la mort.
S’il n’avait pas
tant tenu à garder l’esprit lucide, Mercassier aurait volontiers
vidé toute la bouteille de bourgueil. Une bonne année, d’ailleurs.
Benoit poursuivait son raisonnement :
- Mets-toi dans la peau d’un ministre de ce temps-là. À l’occasion d’un voyage maritime, ton roi a fait naufrage et s’est figuré entrevoir un « continent merveilleux ». Il a été secouru par un autre navire de son escadre avant d’avoir pu s’y avancer mais, dès son retour en sa capitale, il a ordonné à son ministre des Transports de faire le nécessaire pour en apprendre davantage sur l’île mystérieuse.
Vu sous cet angle,
évidemment… Benoit Mercassier insista :
- Tu n’as qu’à baptiser ton pays des morts « la Nouvelle Australie » et adopter ensuite une mentalité d’explorateur. Le défi est digne de notre modernité. Tu t’imagines, au XXXe siècle, des gens ricanant : « Et dire que ces arriérés ignoraient tout du continent des morts ! » En l’an 3000, il y aura encore un président pour chercher à aller plus loin, à remonter le temps peut-être. Et le ministre chargé de la mission enviera ce Mercassier d’antan qui avait reçu, lui, un mandat bien plus facile à remplir : juste visiter le pays des morts…
Sa femme était si
convaincante que Benoît ne put s’empêcher de lui demander :
- Mais tu y crois, toi, à ce continent des morts ?
- Quelle importance ? Ce que je sais, c’est que si j’avais été l’épouse du ministre des Transports du XVIe siècle, je lui aurais conseillé d’affréter des navires et d’aller vérifier s’il y avait une Australie. De toute manière, tu seras soit l’homme qui a découvert ce continent inconnu, soit celui qui aura prouvé son inexistence. Dans les deux cas, tu pars gagnant.
À son tour, Jill
empoigna la bouteille.
Fixant sa verte
purée, son mari bougonna :
- Très bien, mais quel bateau envoyer dans un tel endroit ?
D’un coup, elle
vida son verre :
- On en revient donc au problème du protocole d’expérimentation. Veux-tu de la salade ?
Non. Il n’avait
plus faim. Ses soucis lui coupaient l’appétit. Ce n’était pas
le cas de Jill qui alla chercher dans la cuisine un bol de laitue et
de tomates. Tout à son affaire, elle se rassit en récapitulant :
- Bon, on a déjà décidé d’appeler ton nouveau continent « la Nouvelle Australie ». Et qui expédiait-on pour coloniser l’Australie ? Des bagnards, des prisonniers de droit commun, des voyous de la pire espèce. Et pourquoi eux, précisément ?
Là, Mercassier se
retrouvait dans son élément.
- Parce qu’on pensait que l’Australie risquait d’être un pays dangereux et qu’il valait mieux ne pas y envoyer des gens dont la perte constituerait un manque pour la société.
Son visage
s’éclaircit au fur et à mesure qu’il parlait. Comme d’habitude,
Jill n’avait pas failli. Elle lui avait fourni une solution.
- Benoît, tu as trouvé quels matelots partiront à l’assaut de ton nouveau continent. À présent, il faut les nantir d’un capitaine.
Le ministre de la
Recherche sourit, rasséréné :
- Là-dessus, j’ai mon idée !
1D'autres
président américains se sont intéressés au phénomène OVNI :
http://ovnis-usa.com/presidents-usa-ovnis/
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