Debout dans sa
limousine noire, le président Lucinder saluait la foule, le sourire
contrit. En fait, il était au supplice tant il souffrait d’un
ongle incarné à son orteil. Ce n’était pas une consolation de
penser que Jules César avait sans doute lui aussi été tourmenté
par de pareilles vicissitudes lors de ses grandes parades militaires.
Et Alexandre le Grand avec sa syphilis1
? En plus, à l’époque, on ne savait pas la soigner…
Jules
César avait toujours derrière lui un esclave chargé à la fois de
brandir sa couronne de laurier et de lui répéter régulièrement à
l’oreille :
« Souviens-toi que tu n’es qu’un homme. »2
Lucinder n’avait pas besoin d’esclave pour se le rappeler, son
ongle incarné y suffisait.
Il
salua la foule qui l’ovationnait tout en se demandant comment s’en
débarrasser. Son médecin lui conseillait une opération, mais
jusqu’ici le chef de la Nation ne s’était encore jamais allongé
sur un billard. Il n’aimait pas l’idée d’être endormi tandis
que des inconnus dissimulés sous des masques de gaze et armés de
lames pointues tripoteraient sa chair palpitante. Bien sûr, il
pouvait aussi avoir recours à son pédicure particulier. Ce dernier
promettait de venir à bout du problème sans en passer par le bloc
opératoire mais il lui faudrait alors entailler l’orteil à vif,
sans anesthésie. Rien de très enthousiasmant.
Quelle source de
problèmes que la défroque humaine ! Quelque chose clochait toujours
quelque part. Des rhumatismes, des caries, une conjonctivite… La
semaine dernière, Lucinder avait été tourmenté par un réveil de
son ulcère.
- Ne t’inquiète donc pas, Jean, lui avait conseillé son épouse. Tu es contrarié à cause de l’Amérique du Sud. Tu iras mieux demain. Selon un proverbe de chez moi, « être en bonne santé signifie être tous les jours malade en un endroit différent ».
Très drôle !
N’empêche, elle lui avait servi un peu de lait chaud et la douleur
s’était calmée. L’ongle incarné s’avérait plus coriace.
« Vive Lucinder ! »
criait-on alentour. « Lucinder, président ! » scandait tout un
groupe. Ah, ce nouveau mandat ! Il allait devoir s’en préoccuper
bientôt. Le scrutin était proche.
Sans ce maudit
orteil, Lucinder eût passé un bon moment sous ces acclamations. Il
adorait les bains de foule. Il embrassa une fillette aux joues roses
qu’une femme brandissait sous son nez. La gamine lui remit un
bouquet de fleurs du genre à provoquer à tout coup une allergie.
La voiture
redémarra. Il s’efforçait de remuer un peu ses orteils
emprisonnés dans ses souliers neufs rigides quand un grand type en
costume trois-pièces s’élança vers lui, revolver au poing. Des
coups de feu résonnèrent à ses oreilles.
- Tiens, on m’assassine ! songea calmement le Président3.
C’était la
première fois et la dernière, sûrement. Du sang tiède ruisselait
sur son nombril. Lucinder sourit. C’était une bonne manière
d’entrer dans l’Histoire avec un grand H. Son prédécesseur, le
président Congomas, avait vu son mandat prématurément abrégé par
un cancer de la prostate. De quoi faire rigoler la postérité.
Il avait de la
chance, avec son technocrate au revolver noir. Les présidents
assassinés avaient toujours droit aux honneurs des manuels
scolaires. On vantait leurs visions grandioses, l’audace de leurs
projets. Des enfants réciteraient ses louanges dans des écoles. Il
n’existait pas d’autre immortalité.
Lucinder aperçut
son assassin qui se fondait dans la foule. Et ses gardes du corps qui
restaient là sans réagir ! Quelle leçon ! Il ne fallait pas
compter sur tous ces professionnels à la noix.
Qui donc le
détestait ainsi au point d’organiser sa mort ? Bah, il s’en
moquait maintenant. Rien n’avait plus d’importance, y compris son
maudit ongle incarné. La mort était le meilleur remède contre tous
les petits maux de l’existence.
- Un docteur ! Vite, un docteur ! cria quelqu’un près de lui.
Que ces gens se
taisent… Il n’existait pas de praticien capable de l’aider.
C’était trop tard. Une balle lui avait percé le cœur. Ce n’était
pas un médecin qu’il fallait quérir, plutôt un nouveau président
pour le remplacer tandis que lui irait rejoindre
César, Abraham
Lincoln et Kennedy
au firmament des grands hommes d’État assassinés.
Des
bras n’en hissèrent pas moins Lucinder sur un brancard.
L’enfermèrent dans une ambulance aux insupportables sirènes
hurlantes. D’invisibles spécialistes placèrent un miroir sur sa
bouche, massèrent ses poumons. Il y en eut même un d’assez
sans-gêne pour oser un bouche-à-bouche.
Il n’en mourait
pas moins. Des souvenirs défilèrent à toute vitesse dans son
esprit.
*
Quatre ans
: sa première gifle imméritée et sa première hargne.
*
Sept ans
: premier tableau d’honneur grâce à un voisin qui l’avait
laissé copier sa composition.
*
Dix-sept ans : sa
première fille (il l’avait revue depuis ; c’avait été une
erreur : elle était affreuse). * Vingt
et un ans : licence
d’histoire, sans tricher cette fois.
*
Vingt-trois ans :
maîtrise de philosophie antique.
*
Vingt-cinq ans : doctorat
d’histoire de l’Antiquité.
*
Vingt-sept ans : entrée
au parti social-démocrate grâce aux relations de son père et déjà
un slogan pour sa future carrière : « Ceux qui connaissent bien le
passé sont les mieux à même de construire le futur. »
*
Vingt-huit ans : mariage
avec le premier « poussin » (une actrice dont il avait oublié
jusqu’au nom).
*
Vingt-neuf ans : premiers
coups bas et premières trahisons pour s’élever à l’intérieur
de l’appareil du parti.
*
Trente-deux ans :
élection à la mairie de Toulouse, fortune bâtie sur la vente de
terrains municipaux, premiers tableaux de maître, premières
sculptures antiques, des maîtresses en pagaille.
* Trente-cinq
ans : élection à
l’Assemblée nationale, premier château en Lozère.
*
Trente-six ans : divorce
et remariage avec le second « poussin » (top model allemand, pois
chiche pour cervelle mais jambes à damner un saint).
*
Trente-sept ans :
éclosion de mouflets dans tous les coins.
*
Trente-huit ans : courte
traversée du désert provoquée par l’affaire des pots-de-vin sur
la vente d’avions pakistanais.
*
Trente-neuf ans : retour
fulgurant sur la scène politique grâce à de nouvelles épousailles
(la propre fille du président Congomas, un bon choix cette fois).
Nomination au ministère des Affaires étrangères et première
action véritablement répugnante : l’organisation de l’assassinat
du président du Pérou, remplacé par un fantoche.
*
Quarante-cinq ans : mort
du président Congomas. Campagne de Lucinder à la présidence de la
belle République française grâce à une campagne entièrement
financée par le Pérou. Nouveau slogan : « Lucinder a étudié
l’Histoire, à présent il l’écrit. » Echec.
*
Cinquante-deux ans :
nouvelle élection. Victoire : le Pouvoir. Enfin l’Elysée.
Mainmise sur les Services secrets. Musée particulier d’antiquités
discrètement « récupérées » à l’étranger. Le caviar à la
louche.
*
Cinquante-cinq ans :
menaces de guerre nucléaire. L’ennemi prend peur, recule, et
Lucinder rate sa première bonne occasion d’entrer dans l’Histoire.
*
Cinquante-six ans : des
maîtresses de plus en plus jeunes.
*
Cinquante-sept ans :
rencontre avec son premier vrai ami,
Vercingétorix, un
labrador noir, insoupçonnable, lui, d’arrivisme.
Enfin,
cinquante-huit ans
et conclusion, à l’instant, de cette belle biographie : assassinat
du grand homme lors d’un bain de foule à Versailles.
Plus de
bulles-miroirs. Une vie, même de président, ce n’est pas plus que
ça. Poussière, tu retournes à la poussière. Cendre, tu retournes
à la cendre. Asticot, tu finis dans l’estomac des asticots.
Si seulement on lui
permettait de décéder en paix ! Même les asticots ont droit à la
tranquillité finale. Mais non, on lui soulève les paupières, on le
place sur un billard… On le tripote, on le déshabille, on le
branche sur des appareils compliqués et autour de lui, ça jacasse,
ça jacasse. « Tout faire pour sauver le Président »,
répètent-ils. Les sots !
À quoi bon
tous ces efforts ? Lui sentait une grande fatigue l’envahir.
C’était comme si la vie le quittait progressivement. Exactement
ça. Ça sortait. Il sentait que ça sortait. Pas possible ! Jean
Lucinder sentait… qu’il sortait. Il sortait de son corps. Ça
alors ! Il sortait vraiment de son corps. Lui, enfin lui ou quoi
d’autre ? Il y avait quelque chose d’autre… comment pourrait-on
appeler cela ? Son âme ? Son corps immatériel ? Son ectoplasme ? Sa
pensée matérialisée ? C’était lui en transparent et léger. Ça
se séparait, ça se désincrustait, ça se scindait. Quelle
sensation !
Il décolla,
abandonna sa peau, tel un vieux vêtement usagé. Il s’élevait,
montait, montait encore. Il ne souffrait plus des orteils. Il était
si léger !
Son… nouveau «
moi » s’attarda un instant au plafond. De là, il contempla le
cadavre allongé et tous ces experts en plein acharnement
thérapeutique. Aucun respect pour sa dépouille. Ils ouvraient sa
cage thoracique, lui cassaient des côtes, plantaient des électrodes
directement dans son muscle cardiaque !
Inutile
de rester plus longtemps ici, on l’appelait ailleurs. Une ficelle
transparente, sorte de cordon ombilical, le reliait encore à sa
carcasse humaine. Elle s’étirait, cordon argenté et élastique,
au fur et à mesure qu’il s’en éloignait.
Il traversa le
plafond, passa par plusieurs étages remplis de malades. Enfin, ce
fut le toit et puis le ciel. Une lumière bienveillante l’appelait
au loin. Fantastique ! D’autres gens, beaucoup d’autres gens,
voletaient autour de lui, comme lui étirant leur cordon argenté. Il
eut l’impression de participer à une formidable fête.
Mais soudain son
propre cordon ombilical argenté cessa de s’étirer, il se durcit,
se tendit, on le tirait par en bas ! Il dut se rendre à l’évidence
: Lucinder ne mourait plus. Les autres ectoplasmes le regardaient
sans comprendre : pourquoi ne continuait-il plus en avant ? Le cordon
le tira, l’élastique se rétracta brusquement. Il retraversa le
toit, les plafonds, il revint dans la salle d’opération et vit les
infirmiers qui lui lâchaient des décharges de plusieurs centaines
de volts directement dans le cœur. « C’est interdit de faire ça
! » Il avait fait voter une loi là-dessus, deux ans auparavant,
pour limiter l’acharnement thérapeutique. Il s’en souvenait,
c’était l’article 676 : « Lorsque l’activité cardiaque aura
cessé, on ne procédera à aucune manipulation, agression ou
opération susceptible de forcer le cœur défaillant à redémarrer.
»4
Seulement, comme il était président, on estimait évidemment que sa
vie était au-dessus des lois. Ah, les salauds ! Ah, les petits
fumiers ! Une fois encore il découvrait les désagréments d’être
l’homme le plus important du pays. À cette seconde il n’eut
qu’une envie : être un clochard dont personne ne se souciait.
Clochard, mendiant, ouvrier, femme au foyer, n’importe quoi, mais
qu’on lui fiche la paix. Qu’on lui accorde l’apaisement de la
mort. C’est le premier droit du citoyen : mourir en toute
tranquillité.
« Laissez-moi
crever ! Laissez-moi crever ! » hurla-t-il à tue-tête. Mais son
ectoplasme n’avait pas de voix. Le cordon d’argent l’entraînait
toujours plus bas. Il ne pouvait plus remonter. Flou, il réintégra
son ex-cadavre. Quelle sensation désagréable ! Ouille, il
ressentait déjà à nouveau son ongle incarné ! Et ses côtes qu’on
avait cassées pour atteindre le cœur. En plus on lui lâcha une
nouvelle décharge électrique, cette fois ça faisait très, très
mal.
Il ouvrit les yeux.
Évidemment les médecins et les infirmiers poussaient des cris de
joie et se congratulaient les uns les autres. Les imbéciles…
- On a réussi, on a réussi !
- Son cœur bat à
nouveau, il respire, il est sauvé !
Sauvé ? Sauvé de
qui, sauvé de quoi ? Pas d’eux, en tout cas. Il souffrait, il
souffrait. Il balbutia dans une grimace quelque chose
d’incompréhensible. « Arrêtez les décharges, refermez la cage
thoracique ! »
Il aurait voulu
crier : « Fermez la porte, il y a des courants d’air. »
Il avait mal, si mal
dans tous ses nerfs.
Te voici donc à
nouveau, ô mon corps douloureux.
Il ouvrit une
paupière, il y avait plein de gens autour de son lit.
Il avait mal, si
mal. Tous ses nerfs étaient à vif. Il referma les yeux pour
bénéficier d’encore un instant de répit et se remémorer le
merveilleux pays lumineux, là-haut dans le ciel.
1Bien
qu'il soit certainement mort de paludisme :
http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1984x018x002/HSMx1984x018x002x0137.pdf
3Liste
des personnalités assassinés :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_personnalit%C3%A9s_assassin%C3%A9es
4Voici
le résumé de l'état legislatif et juridique concernant
l'acharnement thérapeutique en 2014, très documenté :
http://revdh.revues.org/pdf/868
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