Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 273 – ÇA SE COMPLIQUE ENCORE

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samedi 31 janvier 2015

273 – ÇA SE COMPLIQUE ENCORE

Toujours autant de casse-cou sur le chemin du Paradis ! Ah ! oui, les décollages n’avaient plus rien à voir avec ceux des premiers temps quand nous évoluions, seuls, parmi les défunts.
Désormais, à peine avait-on quitté la Terre qu’on se retrouvait englué dans une foule de touristes ectoplasmiques, aux cordons ombilicaux noués à celui de leur guide, moine recyclé.
Et toujours autant de réclames, sinon plus ! Des films à ne pas rater dans les prochaines existences, des publicités pour des repas tout préparés, des aliments pour chats et chiens familiers, des cigarettes, des voyages insolites… Et bien sûr, une grande affiche de l’Agence nationale pour la vie, vantant les mérites du retour à la vie !
Lucinder s’était efforcé d’instaurer la plus grande sécurité sur le Continent Ultime. Dès l’entrée, une pancarte projetée par un derviche tourneur turc donnait le ton :
« Bienvenue au Paradis. Vous êtes ici à mille années-lumière de la Terre. Attention, danger ! Interdiction de voyager seul. Veillez à tresser soigneusement votre cordon ectoplasmique à celui de votre guide. »
S’ensuivaient les différentes lois édictées avec l’appui des Nations unies :
  • Article 1. Le Paradis n’appartient à aucun pays, ni à aucune religion.
  • Article 2. Le Paradis est ouvert à tous et nul n’a le droit d’en entraver le libre accès.
  • Article 3. Il est interdit de couper le cordon ombilical ectoplasmique d’autrui. Un tel acte est criminel et sera poursuivi comme tel.
  • Article 4. Tout corps physique sera tenu responsable des activités de son ectoplasme.
  • Article 5. Les touristes thanatonautes sont priés de laisser cet endroit aussi propre qu’ils souhaitent le trouver lors de leur mort effective.
  • Article 6. Il est interdit de déranger les anges dans leur travail.
  • Article 7. Il est interdit de mémoriser les souvenirs et les fantasmes appartenant à autrui. Chacun est libre propriétaire de ses propres expériences, au Paradis comme ici-bas.
  • Article 8. Il est interdit d’apposer des graffitis ectoplasmiques sur les publicités décorant les couloirs.
  • Article 9. Il est interdit de se dissimuler derrière les portes comatiques afin de jouer des mauvais tours aux morts en transit.
  • Article 10. Il est interdit de parler aux archanges durant la pesée d’une âme.
  • Article 11. Il est interdit d’interférer en faveur ou en défaveur d’une âme au moment de la pesée. Aucun témoignage extérieur ne saurait influencer les archanges.
  • Article 12. Le Paradis n’est pas un parc d’attractions. Les parents accompagnés de leurs enfants sont priés de bien les tenir en laisse par leur cordon ectoplasmique.

Tout avait été prévu pour le confort et la sécurité des touristes. Sur la surface de la première porte comatique s’étalait :
« . Attention : souvenirs agressifs. Personnes sensibles s’abstenir. Ceux qui sont incapables d’assumer leur passé sont priés de décrocher leur cordon ombilical de leur guide et de regagner leurs corps. »
Les défunts du jour et les thanatonautes ne s’en ruaient pas moins en masse, en dépit de l’avertissement. Certains jouaient à combattre leurs souvenirs douloureux à la façon de catcheurs. Comme tout cela était indécent ! Des touristes grecs jouaient les voyeurs en examinant des bulles qui ne les concernaient en rien.
Alentour, des publicités vantaient les mérites de psychanalystes et de détectives privés, à l’intention de ceux qui avaient encore la possibilité de réparer leurs torts.
Comme à chaque passage dans le pays noir, je retrouvai mon accident de voiture, mes prises de bec avec mon frère, la mort de Félix Kerboz, l’amour fou jadis porté à Amandine, sans parler d’un tas d’événements mineurs que je n’avais jamais vraiment digérés. Je commençais à y être habitué.
Moch 2 et retour dans la zone rouge des plaisirs. Certains touristes avaient des fantasmes parfaitement dégoûtants. Moi, je pensais que ce lieu ressemblait de plus en plus à l’intérieur chaud et humide d’un sexe de femme. Peut-être qu’Amandine, elle, s’imaginait dans un sexe d’homme…
Ici, les publicités concernaient des sex-shops, des peep-shows et des vidéos pornos, malgré les amendements.
Bousculant ses fantasmes d’orgies et de jeunes étalons surdimensionnés, Amandine m’entraîna pour que je ne me heurte pas de nouveau à son double en cuir noir. Une femme me poursuivit en criant s’appeler Nadine Kent. Je lui hurlai télépathiquement de me laisser, que j’étais marié et père de famille. Le fantasme de Nadine se métamorphosa alors pour adopter les formes généreuses de Stefania.
Décidément, je fantasmais sur toutes les femmes de mon entourage.
Dans le doute, Amandine me reprit la main jusqu’à Moch 3.
« Attention. Ici, Moch 3. Vous êtes sur le point de pénétrer dans le pays orange. Que les impatients fassent demi-tour tant qu’il en est encore temps. »
La traversée ne dura que deux ou trois minutes mais elle nous parut s’éterniser pendant quatre ou cinq heures. Partout des publicités pour des fabricants de montres. Décidément, ce n’était pas la peine de promulguer des lois si elles n’étaient même pas respectées.
Je ne m’émerveillais plus de rencontrer des vedettes ou des hommes célèbres. J’avais simplement hâte de sortir de là. On se blase de tout.
Le temps, quel terrible adversaire !
Zone jaune. « Attention, Moch 4. Vous êtes sur le point de pénétrer dans le pays de la connaissance. Abstenez-vous si vous n’êtes pas en mesure d’apprendre toutes les vérités du monde. »

- Eurêka ! Eurêka ! beuglèrent télépathiquement des touristes grecs, très excités.

Moch 6, enfin.
« Bienvenue au septième ciel. Ici s’achèvent les destinées. Vous êtes dans le fond lumineux du trou noir. À ceux qui comparaîtront devant les juges, souhaitons une bonne réincarnation. Aux autres, il est rappelé de ne pas déranger les anges au travail », émettait le derviche tourneur officiel.
Nous nous avançâmes dans la zone blanche de la pesée des âmes. Les anges commençaient à bien nous connaître. Ils ne prêtèrent aucune attention aux touristes mais, en revanche, trois d’entre eux s’approchèrent de Raoul, d’Amandine et de moi.
Quelques Grecs posèrent des questions qu’ils firent mine de ne pas entendre.

- D’accord, disaient les Hellènes, c’est ici l’Olympe mais où est Zeus ?

Ils n’avaient rien compris, ces idiots. Pas de Zeus, de Jupiter, de Quetzalcóatl, de Thor ou d’Isis. Les anges n’ont pas de chef hiérarchique. De même, les anges n’ont pas de nom, ils portent tous les noms. Les anges n’ont pas de nationalité, ils possèdent toutes les nationalités, toutes les religions, toutes les philosophies. Quelle stupidité que ce chauvinisme qui porte à croire que ses propres divinités sont forcément plus imposantes que celles des autres !
Je ne perçus pas immédiatement que le cri télépathique poussé soudain par l’un des Grecs n’était pas d’étonnement mais de frayeur. Tout devint plus clair quand il hurla dans sa langue que, télépathiquement, nous comprenions tous :

- Mon cordon ombilical est coupé !


- Impossible ! répondit calmement son guide. Il est toujours lié à la tresse de notre groupe.


- Non, pleurnicha l’autre. C’est en bas qu’on l’a tranché !

Cela signifiait que, pendant que l’ectoplasme se promenait ici, sur Terre son corps avait été assassiné. Comme son cordon était effectivement noué à celui des autres, il leur restait lié. Ce ne serait que lorsque le groupe déferait ses nœuds que le malheureux désormais défunt serait aspiré vers sa prochaine réincarnation. C’était horrible de se savoir ainsi mort, loin, ailleurs !
Nous réalisions à peine la situation qu’un autre criait déjà au meurtre ! Les uns après les autres, les dix-huit touristes grecs firent la même triste constatation. Leur pelote de cordons était bel et bien intacte mais plus rien ne la reliait à la Terre. Tous avaient perdu leur corps physique ! Ensemble, ils filèrent rejoindre le long fleuve des morts.
Eh oui, les enveloppes charnelles sont à tout instant vulnérables et il est toujours dangereux de les abandonner. Pris d’appréhension, Raoul, Amandine et moi écourtâmes au plus vite notre voyage pour regagner précipitamment ces confortables armures qu’étaient nos corps.
Les journaux du soir désignèrent les auteurs du forfait céleste : Stefania et sa bande. L’Italienne avait adressé des communiqués aux principales agences de presse pour annoncer qu’elle s’attaquerait dorénavant aux thanatodromes et expédierait derechef dans le Continent Ultime les amateurs de promenades extraterrestres. Elle entendait rendre ainsi à la mort sa peur et son mystère. Vaste programme !

- Stefania a raison ! s’exclama Raoul. Nous sommes allés trop loin.

Je protestai.

- Mais c’est toi qui, le premier, as voulu tout savoir sur la mort ! Et maintenant que nous en avons percé les secrets, tu regrettes ?

Mon ami avait décidément changé du tout au tout. Arpentant le penthouse, il décréta :

- Nous aurions mieux fait de demeurer dans l’ignorance. Oppenheimer aussi a regretté d’avoir conçu la bombe atomique.


- Il est trop tard pour revenir en arrière, murmurai-je.


- Il n’est jamais trop tard pour bien faire, déclara Raoul.

Amandine, Rose et moi hochâmes la tête. Raoul avait soudain les mêmes accents que sa femme :

- Bon, on est parvenus à mettre un terme aux suicides. Mais regardez un peu autour de vous comme les gens sont devenus mièvres ! Il ne se passe plus rien. Plus de guerre, plus de crime, plus d’adultère, plus de passion tout court. Seule Stefania fait preuve de courage.

Certes, le monde était insupportable. J’étais venu à la thanatonautique pour lutter contre mon ennui et la thanatonautique avait rendu le monde entier ennuyeux !
Par la verrière, j’entrevis un jeune garçon qui, furtivement, collait une affiche à la sauvette. Un portrait de Stefania en noir et blanc avec, en grosses lettres rouges : « Ensemble pour réorganiser le mal ! »

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