Peu après notre
escapade à l’hôpital Saint-Louis, la mère de Raoul déménagea
en province et de longues années s’écoulèrent avant que nous
nous rencontrions à nouveau.
Mon père mourut la
même année d’un cancer du poumon. Les cigares à dix francs ne
l’avaient pas raté. Épinards, brocolis et anchois, je déversai
un torrent de larmes à son enterrement mais nul ne parut s’en
soucier.
Sitôt rentrée
des funérailles, ma mère se transforma en une mégère tyrannique.
Elle commença à vouloir se mêler de tout, à tout vouloir
surveiller et régenter dans ma vie. Sans se gêner, elle fouillait
dans mes affaires et découvrit ainsi mon journal intime que je
croyais pourtant bien caché sous mon matelas. Elle entreprit
aussitôt d’en lire à haute voix les meilleurs passages devant mon
frère Conrad, enchanté de cette humiliation suprême.
Je mis du temps à
me remettre de cette blessure. Mon journal avait toujours été pour
moi comme un ami à qui je me confiais sans craindre d’être jugé.
Ce n’était peut-être pas de sa faute mais cet ami, maintenant, il
m’avait bel et bien trahi.
Conrad commenta,
toujours malin :
- Tiens, je ne savais pas que tu en pinçais pour cette mijaurée de Béatrice. Elle est franchement moche avec ses couettes et tous ses boutons sur la tronche. T’es vraiment vicieux.
Je tentai de faire
bonne figure mais ma mère savait pertinemment qu’elle venait de me
priver d’un allié. Elle ne voulait pas que j’aie des amis. Pas
même des objets amis. Elle considérait qu’elle suffisait à
satisfaire tous mes besoins de communication avec l’extérieur.
- Raconte-moi tout, me dit-elle. Moi, je saurai garder tous tes secrets, rester muette comme une tombe. Ton cahier, n’importe qui aurait pu le trouver. Heureusement encore qu’il n’est pas tombé dans des mains étrangères !
Je préférai éviter
la polémique. Je ne rétorquai donc pas qu’à part les siennes,
nulles mains étrangères ne se seraient crues autorisées à fouiner
sous mon lit.
Impossible de
surcroît de me venger des ricanements de Conrad en exhibant son
journal intime à lui. Il n’en tenait pas. Il n’en avait pas
besoin. Il n’avait rien à dire à quiconque et pas plus à
lui-même. Il était heureux comme ça, à traverser la vie sans même
essayer de la comprendre.
Ayant perdu mon
confident, l’absence de Raoul devint encore plus pesante. Personne
d’autre, au lycée, ne portait le moindre intérêt à la
mythologie antique. Pour mes camarades de classe, le mot « mort »
ne possédait pas la moindre magie et, quand je leur parlais de
cadavres, ils avaient tendance à se tapoter le front de la main. «
Tu gno-gnottes de la touffe, mon vieux, va te faire psychanalyser
chez les Grecs ! »
- T’es encore jeune pour t’obnubiler sur la mort, me sermonna Béatrice. Attends soixante ans. C’est trop tôt, maintenant.
Je lui répondis du
tac au tac :
- Bon, alors parlons de l’amour ! Ça, c’est un sujet qui convient aux jeunes, non ?
Elle recula,
horrifiée. Je tentai de l’amadouer :
- Mais je ne demande pas mieux que de me marier avec toi…
Elle
s’enfuit en courant. Elle clama ensuite à tous les échos que je
n’étais qu’un obsédé sexuel et que j’avais même tenté de
la violer. En plus, j’étais sûrement un
meurtrier-criminel-assassin-multirécidiviste, sinon pourquoi je
m’intéresserais tant à la mort et aux cadavres ?
Plus de journal
confident, plus d’ami, pas de petite amie, aucun atome crochu avec
ma famille, la vie paraissait bien fade. Raoul ne m’écrivait pas.
J’étais vraiment seul sur cette planète.
Heureusement, il
me restait les livres. Raoul ne m’avait pas trompé en disant que
les livres, eux, étaient des amis qui ne trahissaient jamais. Les
livres connaissaient les mythologies antiques. Ils n’avaient pas
peur de parler de mort ou d’amour.
Mais chaque fois
que mes yeux lisaient le mot « mort », je repensais à Raoul. Je
savais que la mort de son père avait provoqué chez lui cette
obsession. Il voulait savoir ce qu’il aurait pu lui dire avant de
mourir. Le mien de père m’avait tout dit de son vivant : « Ne
fais pas de bêtises », « Tiens-toi droit, voilà ta mère », «
Méfie-toi de ceux qui prétendent te vouloir du bien », « Prends
exemple sur Conrad », « Tu ne peux donc pas manger proprement ? Les
serviettes ne sont pas faites pour les chiens », « Continue comme
ça et tu vas t’en prendre une », « Passe-moi ma boîte de
cigares », « Mets pas tes doigts dans le nez », « Ne te cure pas
les dents avec les tickets de métro », « Cache bien ton argent »,
« Qu’est-ce que t’as à encore lire un livre ? Tu ferais mieux
d’aider ta mère à débarrasser la table ». Le parfait héritage
spirituel. Merci, papa.
Raoul avait quand
même tort de se polariser sur la mort. La mort, pas besoin d’être
savant pour le comprendre : c’était tout simplement la fin de la
vie. Point à la ligne. Comme un film qui s’arrête quand on éteint
la télévision…
Le soir, je
rêvais pourtant encore souvent que je m’envolais et, là-haut, je
croisais toujours la dame en satin blanc au masque de squelette. Ce
cauchemar-là, je ne l’avais pas inscrit dans mon cahier.
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