Après
la réélection de Lucinder, la thanatonautique expérimentale devint
la thanatonautique de masse. Les gens partaient de plus en plus
souvent jusqu’au fond du Paradis.
Et cela n’était
pas sans conséquence.
N’importe qui
pouvait prétendre s’être entretenu avec un ange et rapporter de
là-haut son petit scoop en forme de coup de tonnerre. On annonça
ainsi au journal télévisé qu’on avait retrouvé la trace d’Adolf
Hitler. Il aurait été réincarné en bonzaï.
- D’après ce que m’a expliqué saint Pierre, il semblerait qu’en certains cas ce soit possible, dit Amandine. On se réincarne généralement de façon à s’améliorer mais si, lors d’une existence humaine, on s’avère aussi bête qu’un animal, on recommence tout au niveau animal. Et si, humain, on a été encore plus bestial que le plus sauvage animal, on retourne au végétal et peut-être même aussi loin qu’au minéral.
J’étais sidéré.
Hitler en bonzaï de salon !
On retrouva le
bonzaï à l’adresse indiquée par quelque ange indiscret. L’avatar
du Führer
appartenait à un gosse d’une famille aisée. Le gamin n’arrivait
pas à comprendre en quoi la vie d’un bonzaï était une punition.
Lui soignait très bien le sien et y tenait beaucoup.
Je considérai la
chose et l’évidence me sauta aux yeux. La vie d’un bonzaï est
un supplice permanent. On met une plante dans un pot trop petit pour
elle et on en coupe ensuite systématiquement toutes les
excroissances. C’est la torture d’un végétal élevée au niveau
d’un art. Sans eau, les membres sans cesse recoupés, sans place,
sans air, sans nourriture, le bonzaï n’est que souffrance.
Contraint à ne
pas croître, l’arbuste reste à jamais nain, alors que tout ce qui
vit sur cette terre dispose du plus élémentaire des droits qu’est
celui de grandir.
Certes, sous
prétexte qu’ils les jugeaient plus jolis ainsi, les Chinois ont
longtemps estimé justifié d’enfermer les pieds de leurs filles
dans d’étroites bandelettes pour les empêcher de grandir. Mais
dans le cas du bonzaï, c’était pire ! Il ne s’agissait pas
uniquement des pieds. On lui coupait ses branches, membres
supérieurs, et ses racines, membres inférieurs. Tous les jours.
Le plus subtil
châtiment pour un abominable criminel de guerre, c’était bien de
le réincarner en bonzaï japonais. J’eus des frissons en me
souvenant comme moi-même j’avais été malheureux lorsque mes
parents me forçaient à enfiler les vêtements trop étroits de mon
frère Conrad, juste pour faire des économies.
La bonne idée,
chapeau, les archanges-juges ! Il y eut cependant des hommes pour se
croire plus malins qu’eux et plus fins justiciers ! À grands coups
de pétitions, on réclama la condamnation à mort du bonzaï. Pour
finir, on déterra la chose jusqu’à ce que mort libératrice
s’ensuive, mettant ainsi un terme (à mon plus vif regret,
d’ailleurs) à son éternel supplice.
S’ensuivit
une pluie de « révélations » plus ou moins vérifiables. Pour ma
part, je ne parvenais pas à croire les anges si bavards avec autant
de gens, et je les examinais à chaque fois avec la plus grande
circonspection. À en croire certains touristes de l’au-delà,
Ravaillac
était innocent du meurtre d’Henri
IV. Le Masque
de Fer était la sœur cachée de Louis XIV. Raoul Wallenberg, le
diplomate suédois si courageux dans le sauvetage des juifs hongrois
sous l’occupation nazie, avait bien été tué par le KGB,
tout comme les résistants martyrs de l’Affiche rouge avaient été
dénoncés par leurs « amis » du Parti communiste français. John
Lennon avait lui-même contacté son assassin afin de se faire
suicider. Le chevalier
d’Éon était un hermaphrodite. Nicolas
Flamel avait réalisé sa fortune en cambriolant et en
assassinant des bourgeois, il avait ensuite expliqué son
enrichissement soudain par
la prétendue découverte du secret de la transmutation des métaux.
Jack
l’Éventreur était bien William
Gull, médecin de
la famille royale.
On constata que,
somme toute, les tyrans sanguinaires avaient reçu un châtiment
adéquat. Staline
était réincarné en souris de laboratoire, Mussolini
était un chien de cirque, Mao
était canard à laquer, quant aux généraux fascistes
sud-américains ils étaient pour la plupart réincarnés en oies
qu’on gave pour faire du foie gras de Noël.
Mais, en dehors de
ces « méchants », d’autres personnes profitèrent de révélations
célestes douteuses pour se faire mousser.
Vrai ou faux, des
petits malins étalèrent leurs vies antérieures pour obtenir
quelques avantages dans cette existence-ci. Un épicier asiatique
parisien assura être la réincarnation de Modigliani
et entama un procès aux héritiers de ses anciens marchands de
tableaux afin qu’ils lui reversent leurs considérables
plus-values. Une charmante professeur d’aérobic télévisé jura
être la réincarnation de Botticelli.
Elle put s’installer à son compte grâce à une vente aux enchères
de plusieurs de ses toiles, récupérées dans des musées.
On ne comptait plus
les litiges et les exigences de réparations en tout genre ! C’était
toute l’histoire humaine, à en croire certains, qui demandait à
être révisée, éclairée, expliquée, démystifiée.
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