Une voix féminine
âgée :
- Allô ?
Avais-je composé un
autre numéro, dans ma hâte ?
- Pourrais-je parler à Nadine ? dis-je d’un ton mal assuré.
L’heure était
tardive. Je perçus une hésitation au bout du fil. Ce devait être
sa mère.
- S’il vous plaît ! Implorai-je.
- Je vais la chercher, consentit, avec une pointe de méfiance, la voix éraillée.
Attente. Bruits de
pas légers. Une main délicate s’empare de l’appareil. Une
bouche s’approche du combiné.
- Allô ? Qui me demande ? interrogea une voix douce et familière depuis au moins trois cents ans de réincarnations.
Aucun doute. C’était
Elle.
- Allô !
Silence.
- C’est moi, ânonnai-je.
À l’autre bout
du fil, je perçus comme un sanglot. Un sanglot de joie. Ensemble,
d’une voix entrecoupée de pleurs, nous commençâmes à parler.
Nous nous dîmes des choses insensées. Des confidences que deux
personnes qui ne se sont jamais rencontrées n’auraient jamais osé
se dire.
Avec la
thanatonautique, j’avais déjà connu des moments difficiles
périlleux, mais jamais rien d’aussi émouvant, émouvant et
terrible, que cette succession de phrases confiantes et tendres. Et
je savais qu’elle éprouvait le même sentiment.
- Il y a si longtemps que j’attends ton appel, fit doucement Nadine.
- Je sais, soupirai-je.
Encore un silence.
- Allô ? m’affolai-je.
- Non, je n’ai pas raccroché. Je suis là. Pour toi, je serai toujours là.
Je suffoquais.
Ce fut cet instant
que choisit Freddy junior pour surgir, le visage barbouillé de
sommeil. Pour glapir de surcroît son premier mot :
- Papa !
Une petite main
potelée entreprit d’essuyer mes larmes sur ma barbe naissante. Je
pris mon fils dans mes bras et l’emportai vers sa chambre. Comme je
le bordais soigneusement, je fermai la porte ornée des nuages
bleu-blanc peints par mon épouse. Je ne voulais plus entendre les «
allô, allô » désespérés qui retentissaient dans le combiné.
Ça y était. Je la
connaissais, cette fameuse vérité ! Satané Satan ! Pourquoi me
l’avoir apprise ? J’aurais payé cher pour ignorer à jamais
l’existence ici-bas de Nadine Kent.
Je maudis Raoul, je
maudis les anges en général et Satan en particulier, je maudis la
thanatonautique.
J’embrassai mon
enfant dont, déjà, les paupières se refermaient sur des yeux aussi
bleus que ceux de sa mère.
Dans le salon, Raoul
riait comme un diable. « Allô ! allô ! » pleurait encore le
téléphone. Je m’en emparai précipitamment.
Je n’en pouvais
plus.
J’aurais voulu ne
pas être moi. Ne pas avoir de femme destinée. Je me sentais
incapable d’assumer un vieux contrat signé dans des vies
précédentes.
Je voulais arracher
cette peau qui recouvrait mon âme.
Je me labourai la
main avec mes ongles jusqu’au sang. Pourquoi m’avait-on imposé
une situation aussi ingérable ? Je ne pouvais fuir nulle part, dans
aucun pays, partout cette situation me poursuivrait.
Arrêtez la planète,
je veux descendre. Arrêtez la planète, je veux descendre. Je me
repris et murmurai avec une angoisse incontrôlable :
- Oublie-moi, Nadine. Par pitié, oublie-moi pour cette vie-ci. Trouve-toi un autre homme et je t’en supplie, Nadine, sois heureuse !
Puis, sans
ménagement, je saisis Raoul au col et le flanquai à la porte.
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