Nous attendîmes
un an avant de soumettre notre Freddy junior au test des objets
personnels de feu Freddy senior. C’était une technique tibétaine
pour reconnaître les réincarnations. En Afrique, il existait une
coutume similaire chez certaines tribus. On coupait une phalange du
mort afin de repérer le fœtus qui naîtrait privé de cette même
phalange. La cérémonie de reconnaissance tibétaine nous semblait
plus adéquate.
À quatre pattes
sur la moquette, Rose, Amandine et moi agenouillés près de lui,
l’enfant considéra ces montres, stylos et médailles à profusion
comme autant d’intéressants et inédits hochets. D’habitude,
nous tenions plutôt à l’écart ce genre d’objets, de crainte
qu’il ne les abîme ou, pire, ne les avale.
Le petit
s’intéressa d’abord aux montres, en secoua joyeusement
quelques-unes, s’arrangea pour en briser deux (justifiant ainsi
toutes mes craintes précédentes quant à mes propres biens) et
saisit enfin amoureusement celle ayant appartenu à notre cher
rabbin.
Déjà nous étions
prêts à nous précipiter dans les bras les uns des autres. Freddy
Meyer était revenu sur terre sous les traits de notre fils ! Rose
calma le jeu.
- Ne nous emballons pas, chuchota-t-elle tandis que le gamin continuait de sinuer entre la forêt d’ustensiles divers disposés sur le tapis.
Je bondis à nouveau
quand il brandit fièrement le stylo de Freddy. Il l’avait
distingué entre tous et l’avait de suite saisi.
Pas de doute, à
cet instant je fus convaincu que nous avions retrouvé le bon Freddy
Meyer. À moins que ce ne soit lui qui nous ait retrouvés, là-haut,
au moment du choix parental. Il n’était pas bête, notre sage. Il
savait bien que nous le reconnaîtrions ! En tout cas, j’en étais
sûr : Freddy Meyer et Frédéric Marcel Pinson ne possédaient qu’un
seul et même karma.
Avec toutes les
connaissances que ce gamin portait déjà en lui, qu’est-ce que
nous allions gagner comme temps !
- Dès qu’il aura l’âge, je l’inscrirai dans un cours de danse et de chorégraphie, annonça Amandine, enthousiaste.
- Il ira aussi dans une école talmudique, complétai-je. En plus, si nous racontons la vie de Freddy senior à Freddy junior, cela lui permettra d’accomplir un formidable bond en avant dans le cycle des réincarnations.
- Il profitera d’un coup de soixante ans d’expérience. Il sera le premier humain à disposer des souvenirs de deux vies.
Rose ne cacha pas
les vastes ambitions qu’elle entretenait pour notre enfant prodige.
- À vingt ans, il sera déjà un grand sage. Peut-être est-ce ce qui est arrivé à Mozart ? Il était la réincarnation d’un autre fantastique musicien et ses parents l’ont compris d’emblée.
Les uns et les
autres, nous multipliâmes, enchantés et ravis, les propositions
d’avenir.
Nous ne portions
plus attention au bambin, quand Freddy junior nous doucha net en
lâchant le stylo noir de Freddy senior pour un bien plus alléchant
crayon orange fluorescent.
Le souffle coupé,
nous le suivîmes tandis qu’il poursuivait ses pérégrinations. Il
envoya valser la montre et la médaille du défunt Strasbourgeois
pour mieux s’emparer d’un briquet jetable bleu de mer et d’une
barre de chocolat dans son papier doré. C’était fichu. D’un
coup, nous considérâmes notre fils bien-aimé comme un inconnu. Une
prolongation d’un quelconque quidam que nous n’avions même
jamais fréquenté !
Rose chercha à
nous consoler et à se réconforter elle-même en assurant que, quand
même, c’avait dû être quelqu’un de bien pour qu’il ait
réatterri dans un foyer tel que le nôtre.
N’empêche,
ce n’était pas Freddy, et l’enfant nous sembla soudain, comment
dire ?… étranger. Nous étions déçus. Nous n’avions donné le
jour qu’à un bébé normal, issu du karma d’on ne savait qui. Il
n’était pas l’aboutissement de l’existence d’un saint homme
mais simplement d’un homme.
Nous avions
maintenant l’impression d’avoir adopté un petit Coréen ou
d’avoir été trompé sur la marchandise.
Quelle déception
! Le petit fut quand même autorisé à manger sa barre de chocolat.
Il s’en mit plein la figure et Rose le débarbouilla presque avec
dégoût.
Au lit, le soir,
nous eûmes une scène de ménage. Mon épouse me reprocha d’avoir
baptisé un peu trop à la légère l’enfant du prénom de Freddy.
Maintenant que nous savions qu’il ne s’agissait pas de lui, il
traînerait l’appellation comme le boulet d’une vie qui ne lui
appartenait pas !
Avec une mauvaise
foi qui jusque-là ne m’était pas coutumière, je rétorquai
méchamment que c’était à elle qu’incombait la faute. Après
tout, c’était son ventre à elle qui avait fabriqué ce « machin
». Pas le mien. Avec un peu d’application, elle aurait mieux
réussi son bébé ! Furieuse, elle envoya valser la couette et
répliqua qu’on avait toujours su qu’il n’y avait qu’une
chance sur des milliards pour que cela marche. Une chance sur des
milliards aussi pour qu’on retrouve le « vrai », me désolai-je.
Elle aussi était
déconcertée mais il ne fallait pas pour autant oublier que cet
enfant était le nôtre, issu de ses gènes et des miens. Pourquoi ne
serait-il pas plus tard quelqu’un de bien ?
- Il faut peut-être le rendre aveugle pour qu’il ait vraiment les mêmes chances et les mêmes talents que l’autre, ricanai-je.
La moutarde
remonta au nez de Rose. Après tout, c’était de son fils que nous
parlions et, comme toute mère, elle le défendrait bec et ongles.
Jamais je ne l’avais vue aussi furieuse. En vrac, elle me lança
toutes sortes de vieilles rancunes à la figure. Elle me reprocha mon
absence d’initiative, ma perpétuelle soumission à Raoul, mon
manque de caractère, mon incapacité à empêcher ma mère et mon
frère d’envahir notre appartement, pour un oui pour un non ils
s’invitaient sans prévenir à dîner, sans se soucier de savoir si
elle avait eu le temps de faire les courses et sans jamais apporter
de fleurs, les radins !
Je ripostai
qu’elle n’était de toute façon pas si fine cuisinière que ça,
qu’elle était tellement absorbée par ses travaux d’astronome
que c’était à peine si elle s’occupait de son cher Freddy
junior alors qu’après tout, c’était elle la mère.
Une phrase en
entraîna une autre sans que nous ayons souhaité la prononcer, ni
elle ni moi. Au final, Rose enfila des vêtements au hasard et
s’enfuit se réfugier chez sa propre mère.
Je me retrouvai
seul, comme un idiot, en compagnie de Freddy junior qui, entendant
que ça pleurait, enclencha ses propres sirènes. J’agitai
vainement ses joujoux préférés et finis par l’emporter dans mon
lit.
Mon fils assoupi,
je m’affalai dans le salon et cherchai un peu d’apaisement dans
la lecture d’un livre d’épouvante. Lire des choses vraiment
abominables relativise vos petits problèmes mais là, je ne
parvenais pas à oublier mon comportement absolument mesquin
vis-à-vis de Rose et les horreurs que je lui avais dites.
Ce fut le moment
que choisit Raoul pour rentrer à l’improviste au thanatodrome et
s’introduire dans mon appartement, très éméché.
Il tenait à
peine debout mais comprit cependant que j’étais totalement abattu.
Je lui racontai la scène avec ma femme. Raoul eut une expression
bizarre puis, avec l’assurance d’un ivrogne, il s’approcha de
moi et déclara :
- Michael, l’instant est venu de te livrer le deuxième secret.
Ordinairement, je me
serais empressé de me boucher les oreilles ou de lui lancer un bon
coup de poing pour le faire taire. Mais là, j’étais hors de moi.
Oublieux de toutes les promesses faites à mon épouse, je le pressai
au contraire de parler :
- Ça a quelque chose à voir avec Rose ?
- Euh, si on veut, oui.
- Vas-y, parle.
Il s’affala sur
la moquette maintenant débarrassée de toutes les reliques de Freddy
senior. Je m’allongeai à plat ventre à côté de lui. Raoul riait
bêtement, bavant sur mon tapis. Je retins mon envie de le secouer.
Il risquait de vomir du gros rouge qui tache et Rose ne me
pardonnerait jamais les dégâts.
- Alors, cette seconde vérité ? interrogeai-je nerveusement en ramassant mon ami pour le poser dans un fauteuil.
Il hoqueta :
- C’est… rapport… à l’amour.
- À l’amour ! m’étonnai-je.
- Ouais. Y a une femme qui t’aime et qui t’attend quelque part.
Encore quelques
bafouillis et Raoul débita enfin un récit cohérent. Dans ma
précédente existence, j’avais connu le grand amour. Le Très
Grand Amour. Des moments intenses avec une femme merveilleuse. Hélas,
dans notre vie antérieure, cette femme avait été stérile et nous
n’avions pu concevoir d’enfant. Elle en éprouva un énorme
chagrin et moi aussi. Un jour, toute à sa peine, elle ne prit pas
garde en traversant une avenue et se fit renverser par une voiture.
Les anges pensaient que c’était une forme de suicide. En tout cas,
moi, j’avais tant souffert de sa perte que j’étais mort de
tristesse dans les mois qui avaient suivi.
Son ivresse se
dissipant, mon ami m’expliqua que lorsqu’un couple avait connu un
amour aussi intense sans pourtant enfanter, ils avaient le droit de
se rejoindre dans leur réincarnation suivante pour combler cette
lacune.
Je devais donc
retrouver cette femme puisque c’était ma vraie femme. Raoul savait
presque tout d’elle. Satan lui en avait dit beaucoup.
Dans cette vie-ci,
ma femme se nommait Nadine Kent. Elle était américaine mais
habitait Paris. Je l’avais sans doute croisée plusieurs fois au
hasard des rues mais, mon esprit tout accaparé par la
thanatonautique, je ne l’avais pas reconnue.
- Nadine Kent ! répétai-je, rêveusement.
- Oui, c’est le nom que m’a indiqué Satan.
- Satan est l’ange du mal.
- Mais son action s’étend aussi aux âmes perdues, dit Raoul, aussi tentateur que son ténébreux interlocuteur.
Il avait mené son
enquête. Nadine Kent était d’une beauté sublime, pourtant elle
n’avait connu que peu d’hommes dans sa vie. Quand on lui
demandait pourquoi elle s’entêtait, si merveilleuse, à vivre
seule, elle répondait avec un sourire attendre le Prince charmant.
Elle était âgée maintenant de vingt-neuf ans et ses parents
redoutaient qu’elle demeure à jamais vieille fille.
- Mais ce Prince charmant…
- C’est toi, bougre d’âne, espèce de koala visqueux ! Je me demande ce qu’une telle splendeur a bien pu te trouver, même dans une de tes vies antérieures !
Une quinte de toux
interrompit son fou rire.
- Tu te rends compte, mon vieux Michael ! Une fascinante déesse t’attend depuis sa naissance. Elle ne veut que toi, tous les autres lui semblent insipides. Tu en as de la veine ! Non seulement tu as déjà connu un grand amour mais tu en as un autre en réserve !
L’amour, l’amour…
Ce n’est pas que je ne voulais pas aimer mais voilà qu’on me
désignait du doigt qui il me fallait aimer en particulier. Une
certaine Nadine Kent dont j’ignorais tout et même l’existence
jusqu’à présent.
Je compris soudain
pourquoi, moi aussi, j’avais toujours éprouvé tant de mal à
séduire une femme puis à m’adapter à une vie de couple. En fait,
depuis le départ, j’étais programmé pour faire un enfant à
cette Nadine Kent. Rose et Freddy junior n’étaient qu’une erreur
d’aiguillage… Du moins, ce fut ce que je pensai à cet
instant-là.
Dans
mon désarroi, je saisis l’annuaire du téléphone et cherchai à
la lettre K. Kent Nadine, son numéro s’étalait là, noir sur
blanc, en lettres minuscules. Sans plus attendre, je saisis mon
combiné.
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