J’avais quatorze
ans quand Raoul vint me chercher à la maison en m’intimant de me
dépêcher. Mes parents maugréèrent. Non seulement c’était
l’heure du dîner mais ils persistaient à estimer que Raoul
Razorbak exerçait sur moi une très mauvaise influence. Comme
j’avais ces derniers temps obtenu d’excellentes notes en maths,
en copiant sur mon ami, bien sûr, ils hésitèrent à me priver de
sortie.
Ils m’ordonnèrent
pourtant de prendre garde et de rester sur le qui-vive. Tout en
nouant mon cache-col, mon père me chuchota que c’était de nos
meilleurs amis que venaient toujours nos pires ennuis.
Ma mère renchérit,
perfide :
- Moi, voilà comme je définis un « ami » : c’est celui dont la trahison provoque la plus vive surprise.
Raoul
m’entraîna vers l’hôpital Saint-Louis en m’expliquant qu’on
venait d’y créer un service regroupant mourants et comateux. «
Service
d’accompagnement des mourants
», l’avait-on pudiquement baptisé. Il avait été installé dans
l’aile gauche d’un bâtiment annexe. Je demandai ce qu’il
comptait faire en pareil lieu. Il riposta tout net que cette visite
serait pour nous une excellente occasion d’en apprendre davantage.
- Davantage ? Et sur quoi ?
- Sur la mort, évidemment !
L’idée de
pénétrer dans un hôpital ne m’enthousiasmait guère. L’endroit
serait rempli d’adultes sérieux et je serais étonné qu’ils
nous laissent y jouer.
Raoul Razorbak,
cependant, n’était jamais à court d’arguments. Il me raconta
avoir lu dans des journaux qu’après un coma des gens se
réveillaient et racontaient des histoires extraordinaires. Ces
rescapés prétendaient avoir assisté à des spectacles étranges.
Ils n’avaient pas vu de barques ni de serpents cracheurs de feu
mais d’attirantes lumières.
- Tu parles des expériences aux frontières de la mort, ce que les Américains nomment les NDE, pour « Near Death Expériences » ?
- C’est ça. Des NDE.
Tout le monde
savait ce qu’étaient les NDE.
Elles avaient été très à la mode, un moment. Il y avait eu
plusieurs best-sellers sur ce thème. Des hebdomadaires les avaient
mises en couverture. Et puis, comme toutes les modes, celle-là aussi
avait fini par s’estomper. Après tout, on ne disposait d’aucune
preuve, d’aucun indice tangible, juste de quelques jolies histoires
recueillies de bric et de broc.
Raoul
croirait-il à pareilles fables ?
Il
étala devant moi plusieurs coupures de journaux et nous nous
agenouillâmes pour mieux les examiner. Ces extraits n’étaient pas
tirés de magazines réputés pour leur sérieux ou la rigueur de
leurs enquêtes. Des titres en caractères gras et baveux annonçaient
la couleur : «
Voyage au-delà
de la mort »1,
« Témoignage
d’après-coma
», « La vie
après la vie
»2,
« J’en suis
revenu et j’aime ça
», « La mort
et puis après »3…
Pour Raoul, ces
mots semblaient auréolés d’une poésie particulière. Après
tout, son père était là-bas…
En
guise d’illustrations, il n’y avait que des photos
floues avec auras superposées ou des reproductions de tableaux
de Jérôme Bosch.
Dans
les textes, Raoul avait souligné en jaune fluo quelques passages
qu’il estimait essentiels : « Selon un sondage de
l’Institut américain
Gallup, huit millions d’Américains prétendent avoir connu une
NDE.
»4
« Une enquête effectuée en milieu hospitalier démontre que 37 %
des comateux assurent avoir flotté hors de leur corps, 23 % ont
aperçu un tunnel, 16 % ont été happés par une lumière bénéfique.
»
Je haussai les
épaules.
- Je ne veux pas
t’ôter tes illusions, mais…
- Mais quoi ?
- J’ai eu un accident de voiture. J’ai valdingué dans les airs et je me suis assommé en retombant. Trois heures sans connaissance. Un vrai coma. Et je n’ai pas aperçu l’ombre d’un tunnel ni la moindre lumière bénéfique.
Il parut surpris.
- Tu as vu quoi, alors ?
- Rien, précisément. Rien de rien.
Mon ami me
considéra comme si j’étais frappé d’une maladie rare provoquée
par un virus non encore répertorié.
- Tu affirmes avoir été dans le coma et n’en avoir conservé aucun souvenir ?
- Affirmatif.
Raoul se gratta
pensivement le menton puis son visage s’illumina :
- Je sais pourquoi !
Il ménagea ses
effets avant de prononcer une phrase que je méditerais longtemps :
- Tu n’as rien vu parce que… tu n’étais pas « assez » mort.
4Quelques
explications en anglais sur les résultats statistiques de cet
institut de sondage :
http://www.nderf.org/NDERF/Research/number_nde_usa.htm
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