Les Thanatonautes (Bernard Werber) : 225 – CONFÉRENCES

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samedi 31 janvier 2015

225 – CONFÉRENCES

Profitant que, pour l’heure, le secret restait bien gardé, nous multipliâmes les voyages afin d’explorer au mieux, et si possible jusqu’au bout, le dernier sas du Paradis.
Les anges s’étaient accoutumés aux visites de notre petit groupe de thanatonautes. Ils nous appelaient « leurs grands initiés à la petite semaine ». Bon gré, mal gré, ils acceptaient de répondre à nos questions, comme si ces entretiens entraient dans une procédure déjà bien connue d’eux.
Quand on les connaît un peu, les anges s’avèrent aimables et extrêmement sages. Il s’agit quand même de super-bodhisattvas, de l’élite des Lamed vav, de saints entre tous.
Peu à peu nous percions mieux le sens de la vie, mais nous restions seuls à le savoir. Lucinder jugea un jour que cette situation avait assez duré. Il était à la veille de briguer un troisième mandat présidentiel. Sur tous les plans, politique, économique, diplomatique, son bilan était désastreux. Il n’avait plus qu’un atout à jeter dans la bataille électorale : la thanatonautique. Parler des anges et du Paradis était plus prudent qu’évoquer les indices de récession, les chiffres du chômage en horrible progression et un déficit de la balance commerciale complètement démoralisant.
Lucinder comptait donc sur nous pour lui reconstruire une image de vainqueur. Après tout, il était l’homme qui avait lancé la campagne d’exploration du Continent Ultime, projet audacieux s’il en était. Le public souhaiterait sûrement en apprendre davantage encore sur ce qui se passait après la mort. Et comment mieux y parvenir qu’en glissant dans l’urne un bulletin au nom du président sortant ?
Tout se paie : un vote égale un pas de plus vers l’explication de votre mort. Tel était en substance le programme électoral de notre ami.
Pour ma part, je n’étais pas convaincu que le temps était venu de dévoiler aux gens qu’il existait un pays blanc passé Moch 6, peuplé d’anges, et où les défunts devaient rendre compte de toutes les bonnes et de toutes les mauvaises actions commises durant leur passage ici-bas. J’étais bien placé pour mesurer les ravages de la vérité.
Et que ne pourrait-on pas apprendre là-haut ? Qui avait commandité l’assassinat de Kennedy, manigancé la mort de Marilyn Monrœ, armé la main de Ravaillac ? Qui était le Masque de Fer ? était caché le trésor de Barbe-Noire le pirate ? Là-haut, si on le désirait très fort, on avait accès à toutes les solutions, à toutes les réponses. Était-ce vraiment une bonne chose ?
De plus, quand tout un chacun saurait qu’il suffit d’en appeler de tout cœur aux anges pour que ses vœux se réalisent, quel grabuge en perspective ! Les désirs des uns vont souvent complètement à l’encontre des souhaits des autres. Certains convoitent le pouvoir, d’autres un héritage, certains ne rêvent que de paix et d’autres que de carnage. Comment satisfaire simultanément l’ensemble des Terriens ?
Un monde où tous les désirs se réaliseraient sur simple sollicitation des anges, ne serait-ce pas un véritable enfer ? « Méfions-nous de nos désirs, nous risquerions d’être bien ennuyés s’ils se réalisaient », disait Freddy. Je me souvenais avoir souhaité la mort d’un professeur de géographie particulièrement irascible. Je me souvenais avoir souhaité disposer d’un harem de femmes serviles. Je me souvenais avoir souhaité être mort. Heureusement que les anges ne m’avaient pas exaucé, tout comme ils n’avaient pas exaucé tant de tyrans souhaitant devenir les maîtres du monde !
- Non, affirmai-je avec force. Il ne faut pas divulguer l’existence des anges. Les hommes ne sont pas encore prêts pour pareille annonce.

- Allons, allons, fit le Président avec un bon sourire. Mon cher Michael, on vous a bien appris que vous n’étiez qu’un enfant adoptif et vous n’en avez pas fait une montagne !

Certes. Mais une seconde vérité, inconnue de moi celle-là, me hantait… N’osant avouer mon obsession, j’avançai simplement :

- Peut-être, mais considérez Raoul et sa mère !

D’une pichenette, il évacua le problème.

- Razorbak a besoin de repos. Razorbak boit beaucoup trop d’alcool. Je l’ai convaincu de suivre une cure de désintoxication. Il m’a promis de venir nous donner un coup de main pour ma campagne présidentielle aussitôt qu’il irait mieux.


- Mais sa mère, contrainte de se cacher en permanence ?


- Il lui a pardonné.

La nouvelle me stupéfia.

- Comment êtes-vous parvenu à obtenir sa grâce ?

Le Président se frotta les mains, enchanté.

- Ces anges sont décidément très pratiques. Ce n’est pas moi qui ai convaincu Raoul, c’est Stefania. L’ange noir Satan avait provoqué tous ces dégâts, elle a obtenu de l’archange Gabriel, son blanc alter ego, qu’il les répare. Vous voyez, mon cher Michael, on peut faire confiance au Paradis. Le mal qu’il génère, il est capable de le transformer en bien.

Que répondre à cela ? D’ailleurs, qui étais-je pour contrecarrer le chef de l’État ? Raoul aurait certes pu émettre des objections mais il n’était pas là, et pour cause ! Quant à Stefania, Rose et Amandine, elles ne voyaient aucune raison de ne pas divulguer à tous l’ultime secret. Je me soumis donc à la volonté générale.
C’est ainsi que nous entrâmes dans notre période « showbiz ». Nous entamâmes un cycle de conférences à travers le monde, racontant un peu partout nos entrevues avec anges, archanges, séraphins, djinns et même diables. Au départ, nous nous y rendions tous ensemble, Stefania, Amandine, Rose et moi. Mais, peu à peu, il s’avéra que seule Amandine était vraiment très douée pour ce type d’exercice.
La ravissante infirmière d’abord muette, puis réservée, disposait soudain d’un talent oratoire certain. Les plus silencieux s’avèrent souvent les meilleurs orateurs dès qu’on leur en donne l’occasion.
Amandine savait communiquer sa passion de la thanatonautique. Elle évoquait avec émerveillement le Paradis, où elle remontait de plus en plus souvent pour rechercher (vainement jusqu’ici) Freddy et discuter avec saint Pierre. De plus, son récent veuvage lui donnait un surcroît de crédibilité. Une veuve ne saurait mentir sur un sujet la touchant de si près, surtout quand son époux avait été le meilleur chorégraphe des envols thanatonautiques !
Les conférences d’Amandine devinrent de véritables spectacles. Elle surgissait tout de noire vêtue dans le blanc des projecteurs, tandis que des chœurs entonnaient l’ouverture de Carmina Burana. Ange blond au corps de corbeau, elle ressemblait de plus en plus au fantasme d’elle que je croisais à chacune de mes incursions extraterrestres.
Un soir, alors qu’elle achevait son exposé, un journaliste leva la main.

- Cette « pesée des âmes » me semble incompréhensible, vous voulez vraiment dire que, là-haut, ils comptent les points comme autant de malus et de bonus ?

Elle prit son temps avant de répondre.

- Oui. L’existence, c’est un peu comme le baccalauréat. On redouble jusqu’à ce qu’on obtienne la moyenne.

Il y eut une rumeur dans l’assistance.

- Mais alors, poursuivit l’homme, combien faut-il de bonus et de malus pour que l’âme en finisse avec son cycle de réincarnations ?

Saint Pierre n’avait pas dû être chiche avec ses clefs. Amandine fournit des chiffres précis :

- Six cents points. Selon le barème imposé par les trois archanges-juges, il faut six cents points pour ne plus avoir à repasser l’examen de vie.

Brouhaha dans la salle. La vie n’était-elle qu’une vaste salle de classe où tout se résumait à gagner le plus de bons points possible en évitant de son mieux mauvaises notes et zéros pointés ?
Cette vision « scolaire » du destin avait de quoi en décevoir beaucoup. Mais elle avait au moins le mérite d’être cohérente.

- Un seul acte bénéfique peut rapporter six cents points d’un coup, précisa Amandine.

Murmure de soulagement. Il suffisait donc de bien se comporter une seule fois dans sa vie pour être sauvé ! Cependant, déjà la conférencière complétait :

- … Mais, de la même façon, un seul acte maléfique peut gâcher une vie tout entière. On peut se perdre ou se sauver à coups d’actions qui semblent sur le moment anodines, m’a confié un ange. La pesée est très subtile et les juges se livrent à de très longs calculs. En fait, il n’y a pas un défunt sur dix mille qui arrive à obtenir six cents points et à se transformer en esprit pur. La plupart sont recalés et donc réincarnés.

D’autres questions fusèrent.

- Y a-t-il aussi des animaux là-haut ?


- Oui et, lorsqu’ils se sont bien comportés lors de leur cycle animal, ils sont réincarnés en humains. Les humains sont au plus haut de l’échelle de la réincarnation car ils sont les seuls à disposer d’une conscience abstraite.


- Cela signifierait-il que nous avons tous été animaux avant de devenir humains ?


- Sûrement. L’évolution va de minéral à végétal, de végétal à animal, d’animal à humain, d’humain à esprit pur. Tel est le sens de la vie.

Amandine venait de divulguer tous les secrets du monde et, pourtant, les questions continuaient de pleuvoir :

- Une régression est-elle possible ?


- Évidemment. Si on se conduit trop mal au cours de son existence, on retombe dans une forme de vie antérieure. D’humain, on redevient animal. Mais il s’agit là de cas très rares.


- Alors qu’arrive-t-il aux gens mauvais mais pas assez méchants pour retourner au stade animal ?


- Ils se réincarnent en humains dont l’existence sera particulièrement désagréable et dans laquelle ils devront faire preuve malgré tout de leurs meilleurs côtés. En fait, l’Enfer est ici-bas, sur cette terre. Ceux qui se sont mal comportés renaîtront dans des pays en proie à des guerres ou à des famines endémiques. Ils seront pauvres, malades, handicapés… Dans ces circonstances terribles, ils auront davantage encore d’occasions de se racheter. Ils pourront se sacrifier pour les autres de manière plus éclatante encore. Leur bonne volonté sera plus facile à démontrer.

Le journaliste releva aussitôt la main.

- Entendez-vous par là que ceux qui naissent dans de riches familles occidentales sont tous des gens qui ont eu une bonne conduite dans leur vie antérieure ?

Amandine soupira.

- Ce serait trop simple. On peut être malheureux, atrocement malheureux même, au sein d’une riche famille occidentale et on peut aussi être heureux, très heureux, dans la chaleur et la solidarité d’un bidonville du tiers monde. Après tout, ce sont nos pays soi-disant les plus évolués qui connaissent le plus fort taux de suicide.

L’assistance se dirigea, perplexe, vers la sortie.

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