Stefania, qui avait
retrouvé son allant, accosta un ange qui semblait simultanément
homme et femme. Ses compagnons ne lui adressaient pas la parole et
lui-même ne paraissait pas souhaiter leur compagnie.
- Quel est votre nom ?
Lui non plus n’était
pas trop surpris de nous voir là. Il répondit volontiers :
- Samaël. Mais, dans votre monde, on m’appelle plus souvent Satan ou ange de la Mort ou Hadès ou Grand Hermaphrodite, Nergal pour les Sumériens, Seth pour les Égyptiens. Je dois être connu encore sous des tas d’autres noms mais, désolé, ils ne me viennent pas tous à l’esprit.
Lui brillait d’une
lumière étrange… Une lumière noire ! Un peu comme ces lampes
qui, dans les boîtes de nuit, donnent aux vêtements blancs une
coloration crue.
Stefania réprima un
mouvement de recul.
- Et on vous tolère ici, au Paradis ?
Il eut un rire
tonitruant.
- Bien sûr. Paradis, Enfer, c’est la même chose. On me tolère ici comme en bas, dans votre monde. Je suis d’ailleurs le plus indispensable de tous les anges. Je séduis les ignorants, je les pousse dans leurs mauvais penchants pour mieux leur prouver leur ignorance. Certes, je n’ignore pas que j’ai, sur terre, une mauvaise image, mais pourtant ce n’est qu’en prouvant leur ignorance aux ignorants qu’on peut les faire progresser ! Grace à moi, ceux qui ont tout faux peuvent se reprendre. Votre sagesse populaire ne dit-elle pas qu’avant de remonter il faut toucher le fond ? J’aide les gens à toucher le fond pour remonter.
Soudain, son
expression n’eut plus rien de « satanique ».
- En fait, je suis au service du Bien mais peut-être de façon trop originale pour que vous le compreniez.
Stefania
réfléchissait. Moi, j’avais déjà compris. Ce n’était ni en
s’empiffrant, ni en forniquant, ni en s’enivrant qu’on
déclenchait catastrophes et conflits mortels ! Les plus grandes
guerres ont toujours été lancées au nom du Bien, jamais en celui
du Mal. Et cette même sagesse populaire invoquée par Samaël
n’assurait-elle pas aussi que d’un mal peut venir un bien ?
Comme il
s’éloignait, un ange se présentant comme étant
saint Pierre-Hermès-Aniel-Mercure,
l’ange des éclaircissements, nous expliqua que les diables
n’étaient que les ombres des anges.
- Vous êtes saint Pierre ! s’exclama Stefania, l’Italienne qui n’avait pas oublié son catéchisme. Vous êtes le saint Pierre gardien des clefs du Paradis ?
- Mais oui, dit-il. De précédents Grands Initiés m’ont désigné ainsi parce que je suis souvent le seul ange à prendre le temps d’informer les nouveaux venus.
- Saint Jérôme-Xochipilli s’est déjà donné la peine de nous fournir quelques explications.
- Alors vous avez eu de la chance.
- Ça signifie quoi, « les clefs du Paradis » ?
Saint Pierre-Hermès
hocha gentiment la tête.
- Il n’y a pas de clefs au sens matériel du terme. C’est une image. En fait, je donne les clefs qui permettent de comprendre le Paradis.
Là-dessus, il
revint sur les soixante-douze anges principaux. Comme tout ange, ils
ont leurs revers ténébreux, soixante-douze diables principaux,
donc. Tous disposent de leur propre palais qu’on nomme ici une
sphère. En tout, il y en a ainsi cent quarante-quatre.
Saint
Pierre-Hermès est prolixe. Il ouvre d’autres serrures. Gabriel, le
Grand archange, est la projection du Diable lui-même, et vice versa.
Aux trois archanges correspondent trois Grands Princes Démons
: Belzébuth,
Shaïtan et Yog
Sottoth, le Chaos
Rampant décrit dans l’Apocalypse.
- Impressionnant,
celui-là, non ?
Il nous désigne un
ange noir complètement filamenteux, glissant rapidement au-dessus du
fleuve des trépassés. À son approche, les rangs tremblent comme
sous un zéphyr glacé.
- Peut-on contacter les anges sans monter jusqu’ici ? Demandai-je.
- Bien sûr. Tout être humain a réellement son ange gardien et son démon personnel.
Ainsi, et depuis
toujours, l’imagerie populaire qui m’avait paru si naïve n’avait
fait que révéler la « vérité » vraie. Ange gardien, démon
personnel…
Les Grands Initiés
avaient transmis leur savoir sous la forme la plus accessible
possible et, du coup, « on » ne les avait pas pris au sérieux,
qualifiant toutes ces croyances de pure superstition. Pourtant, « on
» savait. Du moins, beaucoup de gens savaient. Et depuis longtemps.
Depuis toujours.
- Ange gardien et démon personnel sont donnés le jour de la naissance. Ils seront là ensuite pour intercéder en faveur de l’âme lors de sa pesée par les archanges. Il existe un moyen simple de faire appel à eux. Il suffit de prier ou encore de produire une émotion correspondant au domaine de l’un d’entre nous. Une vibration secoue alors le méridien de sa sphère. L’ange descend pour juger s’il y a lieu d’intervenir. Nous fonctionnons uniquement sur un mode vertical, de haut en bas et de bas en haut. Nous sommes associés chacun à un méridien émotionnel, faisant fonction de monte-charge, lequel n’est programmé que pour un unique état : colère, paix, harmonie… Pas de libre arbitre. Impossible de changer de registre. Moi, par exemple, je n’aide que ceux qui veulent « comprendre », puisque je suis saint Pierre-Hermès, l’ange des clefs et des éclaircissements.
Voilà. C’était
aussi simple, aussi « mécanique » que cela. Il suffisait d’y
penser pour qu’un ange intervienne. Je saisissais enfin la
puissance et l’utilité de la prière. Prier, c’est solliciter
l’intervention d’un ange très précis.
- Évidemment, il y a un prix à payer, précisa notre initiateur.
Je fronçai mes
sourcils ectoplasmiques. Comment ça, les services des anges
n’étaient pas gratuits ? Comment se monnayaient-ils donc ?
- En karma. C’est un troc. Il faut être prêt à renoncer à une part de ses énergies pour réaliser un vœu, à moins de disposer d’un état de pureté intérieur tel qu’il permet de recevoir sans compensation l’aide angélique. Mais c’est rare.
Un troc ? Oui. Un
peu comme dans Faust. Il faut vendre son âme pour avoir du pouvoir.
Je consignai mentalement les clefs fournies par saint
Pierre-Hermès :
Toujours respecter
les anges et ne pas s’autoriser la moindre pensée négative à
leur égard.
Toujours passer
par leur hiérarchie : la sollicitation doit être transmise aux
anges inférieurs spécialisés par les anges supérieurs généraux.
Chaque sollicitation
se paie en perte d’énergie, en érosion du karma, en sacrifice de
sa propre personne, à moins de jouir du comportement d’un saint.
On peut
solliciter aussi bien un ange qu’un diable. Leur efficacité est
identique, seul le prix à payer diffère. Pour accomplir une
vengeance, il vaut donc mieux faire appel à un ange de justice qu’à
un diable de colère.
On ne peut demander
à un ange qu’une chose à la fois. Un ange égale une mission et
pour une période donnée.
La mission
accomplie, libérer l’ange en se disant « je n’ai plus besoin
de toi ». Un ange ne doit pas demeurer trop longtemps sur terre.
Il y génère un désordre. Il lui faut réintégrer au plus vite son
palais. S’il reste trop longtemps vide, des énergies négatives
risquent de remonter des sphères inférieures correspondantes.
La haine fait
vibrer la sphère correspondant à la hiérarchie des haines,
laquelle est sans doute gérée par un diable des mondes inférieurs.
L’amour mobilise une sphère des mondes supérieurs. Les anges
blancs sont activés par l’amour du Bien, les noirs par l’amour
du Mal. Quoi qu’il en soit, toutes les prières sont entendues.
Soudain,
l’existence me devint très claire. Dans la vie, on obtient
toujours ce qu’on désire. Lorsqu’on ne l’obtient pas, c’est
qu’on ne le désire pas vraiment. Les anges, eux, distinguent les
véritables désirs des caprices d’enfant. Ils ne réalisent que
les premiers.
Sur ces bonnes
paroles télépathiques, je me dis que si le monde entier apprenait
qu’il était possible d’avoir tout ce qu’on désire, on n’en
avait pas fini avec les problèmes. Les Grands Initiés de tout temps
avaient eu raison d’entourer toujours leurs révélations de
mystère.
Saint
Pierre-Hermès sursauta comme s’il venait de recevoir un appel et
nous quitta. Probablement quelqu’un sur terre était en train de
prier pour qu’il vienne.
Amandine, Stefania,
Raoul, Rose et moi continuâmes à parcourir les lieux autant que
nous le permettaient nos cordons ombilicaux noués.
Des séraphins
s’ébattaient comment autant de petits oiseaux-mouches à forme
humaine. J’en attrapai un et remarquai alors qu’il était nanti
de six ailes, semblables à celles des libellules.
- Pourquoi as-tu six ailes, petit ange ?
Il me toisa avec
dédain.
C’est écrit dans
toutes les Bibles. J’ai deux ailes pour me couvrir la face, deux
autres pour me couvrir le sexe, deux enfin pour voler.
Face
à ce minuscule angelot qui se moquait de mon ignorance, j’osai la
grande question qui m’avait brûlé les lèvres pendant tout notre
entretien avec saint Pierre-Hermès. Mais j’avais compris que le
grand fournisseur de clefs ne consentirait à donner que celles qu’il
voulait bien confier. Mon séraphin était sûrement moins
expérimenté en la matière.
- Dis-moi, bon angelot, j’ai vu ici des trépassés, des anges, des archanges, des diables… Mais y a-t-il un dieu, un dieu au-dessus de vous ?
Il eut un infime
mouvement en direction de l’arrière de la montagne.
- Qu’est-ce que j’en sais ? dit-il. On n’a jamais aperçu de dieu par ici mais certains anges croient cependant que Dieu existe et qu’il est partout. Pour ma part, je suis agnostique. Je suis comme saint Thomas que tu croiseras peut-être, je ne crois que ce que je vois.
Il eut un petit rire
d’ange.
J’insistai,
contemplant moi aussi la montagne de lumière du jugement dernier.
- Et là derrière, est-ce que le couloir du Paradis se poursuit ?
- Qui sait ? fit-il avec malice. Peut-être que oui et peut-être mène-t-il à Dieu. Moi, ma place est ici. Et toi, ta place est en bas.
Il battit des ailes
et s’enfuit.
Rose nous poussait
à aller voir derrière la montagne s’il existait bien une fontaine
blanche équilibrant le trou noir, mais nos cordons d’argent
étaient déjà beaucoup trop étirés pour s’aventurer plus loin.
De surcroît, Stefania insistait pour que nous regagnions au plus
vite nos enveloppes charnelles. Nous étions partis depuis un bon
moment et il fallait nous dépêcher si nous ne voulions pas courir
le risque de ne retrouver que des tas de chairs nécrosées.
À regret, nous nous
précipitâmes vers notre thanatodrome.
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