Nous nous étions
imaginés réconciliés avec le Vieux de la Montagne, désormais
privé de ses haschischins trucidés et de ses Coalisés revenus à
la raison. Pas du tout. Après quelques politesses dans notre
thanatodrome, son naturel était revenu au galop. Faute de
thanatonautes musulmans, à présent que la grande alliance avait été
signée entre les religions, il avait rameuté une petite troupe de
thanatonautes mercenaires.
Il nous lance
télépathiquement que l’œcuménisme n’est qu’un piège pour
endormir toutes les confessions et permettre aux juifs de mieux
envahir le Paradis.
Freddy rétorque que
nul n’est propriétaire du Continent Ultime et qu’il est normal
que des prêtres se soient entendus pour condamner toute violence. Le
dernier des haschischins réplique qu’il connaît toutes les
entourloupes verbales dont sont capables les rabbins et qu’il ne
s’y laissera plus prendre.
Je m’amuse de
repérer dans sa troupe le gros Martinez, notre ennemi d’enfance,
qui s’était porté candidat-thanatonaute au temps des hécatombes,
et que nous avions alors refusé sans qu’il nous reconnaisse. Il
nous détestait à présent d’autant plus que nous l’avions sauvé
d’une mort alors certaine. C’est curieux, mais les gens qui vous
ont nui vous en veulent de ce qu’ils vous ont fait. Si en plus vous
leur rendez service, leur haine ne connaît plus de bornes.
Les mercenaires sont
plus nombreux que nous et j’ai très peur. Ce serait stupide de
mourir ainsi après une telle équipée !
Mais Freddy sait
que le Vieux de la Montagne n’en veut en fait qu’à lui.
Justement parce qu’il a cherché à le comprendre et à s’en
faire un ami après que ce dernier eut tenté de le tuer, lui et les
siens. Le haschischin réagit exactement comme n’importe quel
Martinez.
Pour nous protéger,
avant que nous ayons pu l’en empêcher, le rabbin dénoue son
cordon et se détache. Il tente une manœuvre de diversion.
- Fuyez vite, nous ordonne-t-il. Si nous restons ensemble, aucun de nous ne rentrera.
Nous hésitons à
l’abandonner mais ses accents télépathiques sont si impératifs
que nous finissons par obtempérer, emportant de force Amandine qui
veut à tout prix combattre aux côtés de son mari.
- Freddy ! crie Amandine.
- Partez, laissez-moi, je deviendrai un Lamed vav.
À la manière d’un
lasso ectoplasmique, il fait tournoyer son cordon argenté tandis que
les mercenaires fondent sur lui.
- Freddy !
Le vieux sage nous
adresse des signes apaisants.
Un dernier message
retentit à nos oreilles :
- Partez ! Je me réincarnerai dès que possible. Guettez la naissance d’un enfant qui portera les mêmes initiales que moi. Il reconnaîtra mes objets usuels. Fuyez et rappelez-vous : F.M. !
Il reçoit des
coups. Il en rend. Avec son expérience des guerres du Paradis, le
vieux rabbin aveugle parvient à couper rapidement les cordons de
quelques-uns de ses assaillants avant qu’ils ne le recouvrent.
Se reprenant,
Stefania veut foncer dans le tas. Nous la suivons mais il est déjà
trop tard. Le Vieux de la Montagne a tranché le cordon de Freddy.
Un dernier geste
fataliste et le rabbin est aspiré par la lumière.
Les mercenaires se
retournent alors contre nous.
- Toi et moi contre les imbéciles, dit Raoul.
Corps à corps.
Amandine combat Martinez avec courage. Rose affronte deux âmes
hostiles. Raoul charge quelques tueurs à gages. Et moi, pas de
chance, je me retrouve seul contre le Vieux de la Montagne en
personne !
Le bonhomme ne me
veut pas de bien.
J’esquive
quelques coups de mon mieux. L’autre est à l’aise avec un aussi
piètre adversaire que moi. Il me passe mon cordon ombilical autour
du cou comme pour m’étouffer. Il serre et mon âme a mal. Il tord
mon filin à l’extrême. J’attends le claquement qui me renverra
vers les archanges quand l’étreinte se relâche. Après s’être
débarrassée assez facilement de Martinez, Amandine est arrivée
par-derrière et a coupé le cordon de l’obstiné haschischin.
L’homme est effaré
de ce qui lui arrive : une femme l’a mis K.O.
À force
d’expédier des gens dans des paradis artificiels, il se doute que
le vrai doit être moins coulant. Il tente désespérément de
renouer les lambeaux de sa ficelle d’argent, accumulant doubles
nœuds et nœuds de sécurité. Mais dans la mort comme dans la vie,
il n’existe pas de joker. Les chats ont peut-être neuf vies, mais
pas les hommes. Perdu, c’est perdu. Aucun nœud du haschischin ne
tient.
Floup !
Le Vieux de la
Montagne est aspiré par la lumière comme une miette par un siphon
d’évier. Parmi les mercenaires survivants, c’est la débandade.
Nous poussons un
soupir de soulagement. Amandine nous supplie de tenter de sauver son
mari comme nous l’avons fait pour Rose, mais nous savons tous que,
pour Freddy, il est trop tard et que nous ne pourrons rien.
Désolés, nous
quittons le vortex du Paradis. Nous débouchons sur le bord évasé
du trou noir où des étoiles incandescentes hurlent leurs derniers
rayons d’agonie avant d’être aspirées.
Descente. Revoici le
système solaire. Slalom entre les planètes. Rebonjour les
cosmonautes russes qui n’ont pratiquement pas avancé depuis notre
premier passage. Traversée d’un champ de météorites. Freinage à
proximité de la lune. Déjà la boule turquoise de la terre se
profile sous nos ventres. Voici l’Europe, voici la France, voici
Paris. Impossible de se perdre. Votre cordon ectoplasmique vous
ramènera toujours à votre point de départ.
En sécurité
au-dessus de la capitale, nous dénouons les nôtres et raccompagnons
l’ectoplasme de Rose à l’hôpital Saint-Louis. Elle s’enfonce
dans le toit comme dans un marécage. Pourvu que notre trop longue
escapade ne lui ait pas causé de lésions irréversibles !
Nous, nous rentrons
au thanatodrome. Dire que mon alter ego est resté là, bien
tranquillement assis, pendant que je me livrais à tant d’acrobaties
!
Nous retraversons
le toit, les étages, les planchers, nous regagnons nos corps de
douleur.
Mon ectoplasme et
mon enveloppe charnelle sont face à face. Le translucide et le
coloré. Le solide et le vaporeux. Le léger et le lourd. Il importe
maintenant de les recoller. Je rentre dans moi comme dans une épaisse
salopette de ski rembourrée. Nul ne m’a appris comment on
réintègre son ancienne peau. J’improvise. À tout hasard, je
passe par le haut de mon crâne puisque c’est par là que je suis
sorti.
Ce n’est pas
tellement plaisant de retrouver son corps de chair. Je sens aussitôt
mes rhumatismes, mes aphtes, mes démangeaisons, mes caries, bref,
tous ces petits maux qui vous persécutent en permanence.
Me voici de
nouveau réuni à moi-même. Nous ne sommes plus qu’un, mon corps
et mon âme. Mes orteils sont envahis de picotements.
Je soulève
lentement mes paupières. Je redécouvre le monde « normal » et,
dans ce monde « normal », la première chose que je vois, c’est
l’écran de l’électrocardiogramme et ses petits pics. Mes
battements cardiaques se réaccélèrent progressivement.
Quand nous sommes
tous remis d’aplomb, je m’empresse d’appeler l’hôpital.
Justement, ils allaient me téléphoner. Les médecins sont tout
excités. Miracle, il s’est produit un miracle ! Rose s’est
subitement réveillée. Elle a toute sa conscience. Elle va bien.
Je rejoins les
autres, tristement regroupés autour du fauteuil où Freddy gît, la
bouche béante, comme pour mieux nous répéter les initiales de
l’enfant dans lequel il se réincarnera.
F.M.
Ses yeux vitreux
d’aveugle sont grands ouverts. Je m’approche et doucement,
tendrement, lui ferme les paupières. À jamais dans cette
existence-ci.
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